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11 novembre 2011 5 11 /11 /novembre /2011 23:59

NOTRE INDOCHINE 

 

MADELEINE  ET ANTOINE JAY

  (Extraits) 

À nos enfants. Bernadette,  Marie-Elizabeth née à Saigon,
Jean-François, né à Saigon, qui ont passé leur prime jeunesse dans ce merveilleux pays qu'était l'Indochine.
ainsi qu'a Christian.qui nous a beaucoup aidés dans la préparation de cet ouvrage.

et à tous nos amis français et indochinois, tout particulièrement

notre fidèle Thi Tu(Mme Le-Thi Ngot).

 

AVANT PROPOS

 

 

 

Notre aventure indochinoise débute très exactement le 29 novembre 1936, date à laquelle nous embarquons à Marseille avec notre petite Bernadette de dix-huit mois sur le Chenonceau, paquebot d'un âge certain — mais d'un confort acceptable — qui pendant la guerre finira victime d'une mine malencontreusement placée sur son chemin.

Nous faisons aisément connaissance de certains de nos compagnons de voyage. Avec nous un grand nombre de jeunes officiers et fonctionnaires appelés comme moi à servir en Indochine pour trois ans, n'eût été la guerre. Et parmi les fonctionnaires rejoignant leur poste, le Résident Aurillac son épouse et son jeune fils Michel qui suivra les traces de son père et deviendra ministre.

Nous tissons avec plusieurs ménages d'officiers et de fonctionnaires civils des liens qui dureront longtemps. Tous ces jeunes serviteurs de la République n'avaient en tête qu'une ambition : "Servir", en employant à plein leur intelligence, leur appétit de travail et leur cœur pour apporter le maximum d'eux-mêmes à ce pays dont on leur confiait, dans une certaine mesure, le destin. On les aurait certes bien fait rire si on leur avait dit, ainsi qu'essayait de le faire accroire une certaine intelligentsia, qu'ils allaient participer à l'exploitation éhontée du peuple indochinois...

Notre voyage fut sans histoire, et la traversée de l'océan Indien véritablement féerique. Me revint alors en mémoire cet alexandrin sublime enfanté par la plume magique de José Maria de Heredia : « L'Azur phosphorescent de la mer des Tropiques », avec ses myriades de poissons volants s'ébattant autour du navire. Nous avons également pu contempler, lorsque le soleil achève sa noyade dans la "mer océane", ce fugitif clin d'oeil qu'il nous adresse sous la forme du "rayon vert", bien réel quoique contesté par certains.

Comment ne pas regretter ce temps béni des paquebots où l'on pouvait jouir du temps présent et dont on conservait des souvenirs inoubliables ? Qu'avons-nous gagné à accomplir en moins de vingt-quatre heures, dans des conditions de confort discutables, un périple qui demandait jadis vingt-deux jours, dans la détente et la sérénité ? Que le vieil Horace avait donc raison, avec son Carpe diem (1)

Le moment est peut-être venu de dire ce que nous venions faire dans ce pays si éloigné de la Métropole. La liaison ferroviaire de Hanoi à Saigon (1.728 km) venait tout juste d'être achevée (le 4 octobre 1936) à la suite de la construction, dans des conditions très difficiles, de la sec­tion séparant Tourane(2) de Nha Trang (3) (512 km), tronçon central du Transindochinois. Des perspectives prometteuses de trafic étaient attendues du fait de cette réalisation. Je faisais partie d'un quarteron d'ingénieurs (de formation X-Ponts) que le ministère des Colonies de l'époque avait désignés pour compléter l'état-major de la Direction du réseau de chemins de fer exploité en régie par le Gouvernement général de l'Indochine.

 

1.Littéralement : « Cueille le jour ».

2.Aujourd'hui Da Nang.

3.Prononcer « Nya-Tran ».

 

Arrivé à Hanoi pour la Noël 1936, ma première affectation fut la direction du service "Trafic et Mouvement" du réseau, lequel comprenait environ 2.600 km de lignes. Je me trouvais donc chargé, à vingt-six ans, d'une responsabilité importante : c'était là une des raisons qui rendait le service colonial particulièrement attrayant, le charme provincial qui pouvait séduire certains fonctionnaires de la Métropole n'ayant rien de particulièrement exaltant pour des jeunes gens de ma formation.

La mission qui m'était confiée m'ouvrait du même coup des perspectives intéressantes pour la découverte du pays, en m'amenant à effectuer des tournées d'inspection aussi bien au Tonkin, en Annam et en Cochinchine qu'au Cam­bodge. Il me fut ainsi possible d'acquérir assez rapidement une bonne connaissance de la plus grande partie de ce mer­veilleux pays et des trésors dont il était abondamment pourvu.

Je restai dans ce poste un peu moins de deux ans. Puis le décès accidentel du directeur général des chemins de fer de l'époque, François Lefèvre — personnage atypique mais ingénieur de grande classe qui avait mené de main de maître la construction du Tourane-Nha Trang —, déclencha un mouvement de personnel qui entraîna ma nomination comme directeur de la région de Saigon, où j'allais avoir la responsabilité de la gestion d'environ six mille agents et 800 km de ligne, avec l'ensemble des services sous mon autorité.

Mon épouse et moi-même nous assimilâmes assez rapidement aux usages de la vie saïgonnaise, et nous apprîmes au fil des années à bien connaître ce pays qui appelle maintenant une description ; elle s'impose d'autant plus que l'on veut mettre correctement en place les événements dont nous avons été les proches témoins au cours des onze années que nous avons passées là-bas.

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TRAITS DOMINANTS DE LA PÉNINSULE INDOCHINOISE

 

 

L'Indochine, pays de l’eau

 

Jetons les yeux sur une carte de l'Indochine. Ce qui frappe tout d'abord, ce sont les deux plaines du Tonkin et de la Cochinchine, arrosées par un maillage de canaux et d'exutoires naturels que forment les deltas du fleuve Rouge au nord, du Mékong et du Bassac au sud. Nous voyons également que l'intérieur du Cambodge est occupé par la vaste étendue du Grand Lac, relié au Mékong par un important canal naturel, le Tonlé-Sap (1).

Le fleuve Rouge n'a pas une longueur considérable (1.200 km environ). 11 prend sa source dans la province chinoise du Yunnan et reçoit, avant d'arroser Hanoi, deux affluents : la rivière Claire et la rivière Noire. Son débit est important (3.800 m3/s en moyenne) mais très irrégulier, pouvant atteindre 30.000 m3/s en période de mousson. Ses débordements sont contenus par des digues qu'il faut constamment entretenir et renforcer. Dispersées par un éventail de défluents, ses eaux fertilisent la plaine du Tonkin et, grâce à une culture intensive qui mobilise des millions de paysans, permettent à ce pays de produire trois récoltes de riz par an.

Quant au Mékong, il compte parmi les fleuves les plus longs du monde (4.180 km). Il prend sa source au cœur du Tibet, à 4.800 m d'altitude, en compagnie d'un autre géant : le Yang-Tsê-Kiang (5.980 km). Les lits de ces deux fleuves sont sensiblement parallèles jusqu'au moment où ils pénètrent dans la province du Yunnan. A partir de là, le Yang-Tsê fausse compagnie au Mékong et s'oriente brusquement vers l'Est pour devenir le grand irrigateur de la Chine.

1. Certains géographes ont attribué le nom de Tonlé-Sap au Grand Lac, mais nous croyons plus judicieux de réserver ce vocable au canal naturel reliant le Grand Lac au Mékong.(…)

 

Les colons élisent la plaine cochinchinoise où l'on peut réaliser deux récoltes annuelles de riz.

On comprend dès lors combien cet ensemble hydrau­lique, où la main de l'homme n'a qu'une responsabilité réduite (sauf au Tonkin où le bon entretien des digues prend un caractère impérieux, sous peine de catastrophe), est étroitement lié à la prospérité agricole de l'Indochine. Tous les pays de la Fédération en sont bénéficiaires à l'ex­ception de la plaine côtière de l'Annam, étroite bande coin­cée entre la mer et la cordillère dite annamitique courant du nord au sud, avec un point culminant — le Fan Si Pan — qui domine de ses 3.144 m la plaine du Tonkin. La côte d'An­nam est cependant périodiquement arrosée par le trop-plein d'eau qui découle de cette chaîne de montagnes, parfois avec une violence extrême lorsqu'un typhon (traduction asiatique du cyclone) vient heurter les reliefs, les trombes d'eau entraînant souvent des dégâts considérables. Combien de ponts ferroviaires et routiers a-t-il fallu remettre en état après le passage d'un de ces ouragans !

Mais c'est bien grâce à cette eau que l'Indochine vit et a pu connaître, jusqu'à la mainmise d'un régime dont l'imbécillité l'a réduite à l'état de pauvreté, une certaine prospérité.

 

L'Indochine des rizières

 

Si l'Indochine doit être typiquement représentée par un tableau, c'est bien par une rizière où l'on voit les ma, plants de paddy caractérisés par leur couleur vert tendre, sortir d'une eau boueuse où des dizaines de jeunes paysannes, coiffées de leurs chapeaux coniques typiques, s'affairent à repiquer les plants un par un tandis qu'à quelque distance un buffle accompagné par un nho1 — son compagnon habituel — tente de brouter les quelques rares brins d'herbe qu'il peut arracher aux diguettes qui délimitent les carrés de rizière.

Alors qu'avant-guerre l'Indochine était exportatrice en moyenne de deux millions de tonnes de riz par an, elle était devenue, au cours des années de misère, importatrice de cette précieuse céréale. Mais acharnés au travail les paysans vietnamiens ont depuis quelque temps rétabli la situation et, pour la première fois depuis les années terribles, en 1990 le Viêt-nam a pu exporter une quantité significative de riz.

Les statistiques les plus récentes (année 1989) dont je dispose donnent les chiffres suivants pour la production de riz : au Viêt-nam 18,2 millions de tonnes, soit 270 kg par habitant et par an ; au Cambodge 2,1 millions de tonnes, soit 300 kg par habitant et par an ; au Laos 1,4 million de tonnes, soit 350 kg par habitant et par an.

En dehors du riz, ces trois pays produisent des cultures maraîchères, d'autres céréales (500.000 t de maïs pour le seul Viêt-nam), du sucre (340.000 t), des animaux de ferme (cochons, canards, poulets). Les produits de la pêche constituent également, pour le Viêt-nam et le Cambodge, une ressource essentielle.

   

 

 

L'Indochine du caoutchouc

 

C'est en 1876 que pour la première fois des graines d'hévéa, recueillies en contrebande au Brésil, furent plan­tées à Ceylan ; leur acclimatation donna des résultats tels que plusieurs territoires de l'Asie du Sud-Est, Indes néer­landaises, Malaisie, Indochine) s'ingénièrent à créer des plantations d'hévéas, lesquelles ne cessèrent de se dévelop­per et jouèrent un rôle économique primordial au profit des puissances qui avaient des intérêts dans ces territoires. Ce fut le cas de l'Indochine, où la qualité de certaines terres (Terres Rouges par exemple) s'avéra tellement propice à l'hévéa qu'elles suscitèrent l'intérêt de groupes financiers et des constructeurs de voitures automobiles lorsque se manifestèrent les avantages de ce moyen de transport. C'est en particulier dans l'est (Xuân Lôc 1) et le nord (Lôc Ninh) de la Cochinchine, et dans la région de Mimot, au Cambodge, que se trouvèrent les terrains les plus favorables à cette culture, et que s'installèrent les principales plantations.

1. Prononcer « Suann-loc ».

I Petit garçon. Prononcer « nyo ».

Après le désastre de Diên Biên Phu et leur éviction consécutive aux accords de Genève, nos compatriotes se sont empressés d'oublier l'Indochine. Mais depuis quelque temps, il semble que cette dernière suscite chez nous un regain d'intérêt, exerce même quelque séduction puisque le grand écran — avec l'Amant, Indochine, et Diên Biên Plut —a de nouveau attiré les regards sur la "Belle Colonie" qui eut longtemps valeur de mirage en métropole.

Pourtant, bien peu nombreux sont ceux qui ont une juste notion des événements dont l'enchaînement a abouti au déclin de la présence française. D'autant moins nombreux qu'un des longs métrages précités s'est efforcé de vilipender ceux qui avaient pour ambition d'apporter aux indochinois le concours de leur savoir et de leur travail.

Nous voulons parler du film Indochine, dont la perversité s'est trouvée masquée, aux yeux de spectateurs innocents, par une indéniable perfection technique. Ayant pour

 

Lors de notre arrivée en Cochinchine, l'industrie du caoutchouc était en pleine prospérité, et concourait pour une part importante à l'équilibre des comptes du budget indochinois. Malheureusement cette industrie fut par la suite complètement ravagée par la guerre, et notamment par le conflit américano-vietnamien, les Américains, ainsi qu'on le sait, ne s'étant pas embarrassés de scrupules pour ruiner une partie de la forêt indochinoise par l'usage sys­tématique et bien inutile de défoliants.

Dans le film Indochine, une scène abominable représente un véritable "marché aux esclaves" organisé sur une île de la baie d'Along (quelle idée bizarre d'aller chercher une île de la baie d'Along pour localiser cette monstruosité !). Ce marché aux esclaves dépeint un groupe de "colonialistes français" armés jusqu'aux dents, obligeant par la force de pauvres paysans en quête de travail à signer un engagement pour aller travailler sur des plantations dirigées par des patrons français.

La ficelle est tellement grosse qu'elle ne peut abuser que des personnes innocentes n'ayant aucune notion de ce qu'était l'Indochine et à qui on veut faire croire que leurs pères ou leurs grands-pères étaient des tortionnaires, traitant les Indochinois comme des animaux et n'hésitant pas à les "flinguer" s'ils faisaient la mauvaise tête. Nous avons dit plus haut ce qu'il convient de penser de cette monstrueuse imposture.

On comprend très bien l'idée qui a guidé les auteurs du scénario, qui ont sans aucun doute voulu faire référence à une pratique, courante avant la guerre, qui consistait dans le recrutement d'ouvriers tonkinois à qui l'on proposait d'aller travailler sur les plantations indochinoises.

Pourquoi aller chercher des Tonkinois ? L'exploitation d'une plantation exigeait des ouvriers assez robustes et durs au travail ; or les ouvriers cochinchinois répugnaient à ce genre d'emploi, car leurs aptitudes physiques n'étaient pas à la mesure du labeur exigé. Les directeurs de plantations recherchaient donc de préférence des travailleurs tonkinois, beaucoup plus robustes que les Cochinchinois, mais cela posait quelques problèmes.

Tout d'abord les Tonkinois étaient sujets de l'empereur d'Annam. Donc, même dans une île de la baie d'Along, il ne s'agissait pas pour les recruteurs de se rendre avec une troupe de sbires armés jusqu'aux dents, d'y convoquer des "volontaires", et ensuite de leur faire signer, sous peine de mort, un contrat d'engagement.

Les fonctionnaires de l'Administration annamite avaient tout de même leur mot à dire. En réalité, la chose se passait de la façon suivante. Les agents des plantations chargés du recrutement se rendaient au Tonkin, de préférence dans une province à forte densité de population, telle celle de Nam Dinh (1.000 hab./km2), et s'adressaient au chef de province (un Annamite bien sûr) qui se renseignait sur les villages dont les habitants étaient disposés à s'expatrier pendant deux ou trois ans, voire même davantage, en Cochinchine.

Généralement on trouvait sans difficulté des volontaires, car le salaire était attrayant. La plupart du temps, c'est l'ensemble du village qui acceptait de se déplacer. Le contrat était signé par le chef du village, et on organisait une cérémonie particulière pour saluer le départ de ceux qui consentaient à s'expatrier. Mais on ne pouvait abandonner le village sans transporter les autels des ancêtres, patrons et protecteurs de chaque famille. 111 fallait donc y mettre les formes, même si le déménagement et le transport ne posaient généralement aucun problème. A la plantation, des habitations avaient été aménagées pour recevoir les nouveaux arrivants.

Inutile de préciser que l'emploi de la force était complètement exclu.

Que le lecteur soit bien convaincu que si nous avons tenu à faire cette longue mise au point, ce n'est pas par plaisir. Nous trouvons extrêmement agaçant d'être obligé de réagir chaque fois qu'un imbécile ou un masochiste éprouve le besoin de participer à l'entreprise de démolition de ce qu'a édifié son pays. Pour notre part, nous sommes solidaires de la devise britannique :

« Wrong or right, it's my Country. »'

 

 

Les autres ressources naturelles

 

Autrefois, les Français connaissaient au moins une production de l'Indochine. Ils savaient qu'il y avait, dans le nord, des mines de charbon : la houille de Hongay (2), l'anthracite de Dông Trieu. Ces mines sont toujours en exploi­tation, et les Vietnamiens ont même construit, avec l'aide financière de l'URSS, une ligne nouvelle à voie normale

« Qu'il ait tort ou raison, c'est mon pays ! »

(2) Prononcer « Hongaille ».

 

(…) temps d'occasion, car à chaque départ pour la France le fonctionnaire propriétaire du véhicule trouvait facilement à le revendre à un fonctionnaire arrivant de France. Cette pratique arrangeait aussi bien l'arrivant que le partant.

La situation, au fil des années, a bien changé. Le "pousse" proprement dit a disparu. On trouve maintenant partout des cyclo-pousses, degré supérieur du confort. Les voitures ont également disparu pour l'usager courant, les rares automobiles qui circulent étant réservées aux dignitaires de la "nomenklatura".

Mais alors qu'autrefois il y avait peu de bicyclettes et pas du tout de motocyclettes, le nombre de "deux-roues" en circulation s'est multiplié de façon incroyable. A certaines heures de la journée, c'est par centaines et même par milliers que déferlent les "deux-roues" dans les artères de Saigon ou Hanoi, les vélos entremêlés avec les motos, et — ô miracle ! — tout ce trafic paraît s'écouler sans le moindre accrochage, grâce à une dextérité de conduite dans laquelle les Indochinois sont passés maîtres.

L'utilisation des deux-roues s'applique aussi au trafic des marchandises. Étant donné qu'il est pratiquement impossible de disposer d'un véhicule automobile, la plupart des objets, même les plus encombrants, se trouvent transportés par bicyclette. C'est fou ce que l'on peut entasser sur un châssis de bicyclette, pour une livraison en ville comme pour un transport suburbain. On voit des bicyclettes chargées de plusieurs grandes jarres en céramique, ou d'une montagne de nasses de pêche en bambou ; on voit même des matelas ou des armoires astucieusement arrimés sur ce genre de véhicules. Cela dénote une réalité dont on a maintes preuves par ailleurs : le Vietnamien, astucieux et débrouillard, arrive à se tirer d'affaires en toute circonstance !

 

L'Indochine de l'artisanat et du commerce

 

Les Indochinois, qu'il s'agisse des Vietnamiens, des Cambodgiens ou des Laotiens, ont toujours eu une vocation innée pour la création artistique. C'est pourquoi, avant-guerre, on trouvait facilement des objets d'art fabriqués dans de nombreux ateliers à partir de matières variées : statuettes d'ivoire, suites d'éléphants en ivoire ciselées dans une défense, objets en bronze ou en argent, agrémentés ou non de moullures, meubles ou panneaux laqués avec incrustation de figurines en pierre dure, etc.

Chaque pays imprimait aux objets son style particulier, de sorte que l'amateur d'art pouvait aisément satisfaire sa passion en disposant d'un choix étendu, lequel n'était limité que par les disponibilités du portefeuille, car certains de ces objets atteignaient des prix élevés.

En ce qui concerne le commerce, il était surtout le fait des Cochinchinois. Dans l'ensemble les marchés se trouvaient abondamment pourvus, notamment en fruits de toute nature, dont certains particulièrement savoureux : mangues, mangoustans, ananas, pamplemousses, pommes cannelles, goyaves, noix de coco, etc. La gourmandise y trouvait largement à se satisfaire.

Le commerce des tissus était particulièrement florissant. Les jeunes femmes annamites, très coquettes, savaient se parer avec grâce et imagination, et certaines étaient vraiment d'une grande beauté. Il faut d'ailleurs souligner que rien n'a changé, sinon en mieux, dans ce domaine. Les Chinois tenaient une place importante dans cette activité où ils montraient beaucoup de maîtrise, et avaient réussi à s'implanter dans toutes les villes bordées par l'océan Indien. Quand on ne trouvait pas ce qu'on voulait dans un grand magasin, on le dénichait souvent « chez le Chinois ».

 

(…) cents, par une indéniable perfection technique. Ayant pour notre part vécu onze ans de cette présence française, nous avons en effet été révoltés par certaines scènes qui prétendent démontrer que, s'il y a eu rupture entre les communautés française et annamite, la faute en est imputable aux Français d'Indochine. Car par de scandaleuses mises en scène, on veut accréditer l'idée que ces derniers avaient coutume de faire subir toutes sortes d'exactions aux malheureux Annamites, exactions qui auraient fait lever les ferments de haine dont l'explosion n'a pu qu'engendrer l'éviction justifiée des odieux colonisateurs.

Nous y reviendrons, mais c'est encore par la fonction commerciale que l'économie du Viêt-Nam semble le plus facilement repartir après les années de restriction imposées par le "paradis communiste".

 

Les artères vitales de l'Indochine

 

Avant la guerre, le réseau routier avait connu un développement spectaculaire. La route Mandarine reliant Hanoi à Saigon était parfaitement entretenue, et d'excellentes voies reliaient entre elles toutes les villes principales de la Fédération, ce qui était d'autant plus indispensable qu'aucune ligne de chemin de fer ne conduisait de Saigon à Phnom Penh, non plus que de Hanoi à Vientiane ou Luang Prabang. Les routes locales n'étaient pas négligées pour autant.

En ce qui concerne l'équipement ferroviaire, il faut reconnaître que la France, puissance tutélaire de l'Indochine, ne s'était guère empressée de doter sa Pupille d'un réseau particulièrement étoffé. Précisons tout d'abord que deux organismes se sont partagés, dès la fin du siècle dernier l’œuvre d'équipement du pays dans ce domaine.

1) Le Gouvernement général de l'Indochine, auquel on doit la première implantation ferroviaire en Indochine, la ligne de Saigon à My Tho, mise en service en 1885, a par la suite construit et exploité la plus grande partie des lignes du Viêt-nam et du Cambodge :

— en 1902, mise en service d'une première ligne reliant Hanoi à la frontière chinoise (ligne Hanoi-Na Châm par Lang Son) ;

— en 1913, mise en service de la ligne de Saigon à Nha Trang, amorce sud du Transindochinois ;

— en 1927, mise en service de Hanoi-Tourane, amorce nord du Transindochinois.

Il fallut attendre octobre 1936, comme nous l'avons déjà souligné, pour mettre en service le tronçon Tourane-Nha Trang, lequel permit l'ouverture à l'exploitation de la totalité du Transindochinois Hanoi-Saigon.

Rappelons qu'entre-temps, en 1933, fut ouverte à l'ex­ploitation la ligne de Phnom Penh à la frontière siamoise, dont nous avons déjà souligné les avantages qui en étaient résultés pour l'économie du Cambodge.

Enfin, deux lignes se greffant sur la ligne Saigon-Nha Trang, Tourcham-Dalat et Saigon-Lôc Ninh (la ligne du caoutchouc), ont été mises en service à la même époque.

2) Un autre organisme fut chargé par le Gouvernement général d'équiper en rails le nord du Tonkin : la "Compagnie des chemins de fer de l'Indochine et du Yun­nan", fondée à la fin du siècle dernier, qui reçut du même Gouvernement général la concession d'une ligne partant du port de Haiphong et aboutissant, via Hanoi, à Yunnanfou', chef-lieu de la province chinoise du Yunnan. Cette ligne, d'une longueur totale de 860 km dont 395 en territoire tonkinois et 465 en territoire chinois, fut mise en service en trois étapes : 1903 pour la section Haiphong-Hanoi (100 km), 1906 pour la section allant de Hanoi à Lao Kay, autre point de communication avec la Chine (295 km), enfin en 1910 pour la section chinoise aboutissant à Yunnanfou (465 km).

Cette ligne fut interrompue partiellement, comme nous le verrons dans les pages qui suivent, en août 1940, sous la pression japonaise. Mais la Compagnie du Yunnan conti­nua à exploiter la partie tonkinoise de la ligne jusqu'au 9 mars 1945.L'actuelle Kunming.

une remarque s’impose : si le programme d'équipement ferroviaire que nous venons de décrire vit le jour, ce fut grâce à la ténacité de Paul Doumer, que l'on connaît pour avoir été élu président de la République de 1931 à 1932 (avant d'être assassiné par un fanatique), mais que l'on connaît moins pour avoir été, à l'âge de quarante ans, Gouverneur général de l'Indochine, fonction qu'il occupa de 1897 à 1902. Il eut assez d'autorité pour faire accepter par le gouvernement français de l'époque un plan général d'équipement de l'Indochine en voies ferrées et routes. Malheureusement, les proconsuls qui lui succédèrent n'eurent pas l'ascendant nécessaire, vis-à-vis des gouvernements plus ou moins éphémères qui se succédèrent en France, pour obtenir les moyens financiers indispensables à la réalisation du plan échafaudé par Paul Doumer. Si l'on songe que les premiers tronçons de rail posés entre Hanoi et Saigon l'ont été en 1903, on peut dire que la création du Transindochinois a demandé trente-trois ans, soit le temps d'une génération. Devant une telle constatation, tout commentaire devient superflu

Les routes aussi bien que les voies ferrées, ont payé, comme c'est généralement le cas en période de guerre, un lourd tribut aux différents conflits qui se sont succédé en Indochine, et tout particulièrement au Viêt-nam depuis 1945. Entre les destructions opérées par le Viêt-minh', au nom de sa politique de terre brûlée, celles consécutives aux bombardements britanniques ou américains, celles enfin résultant des calamités naturelles (ne serait-ce que du fait

1 Viêt-minh : contraction de l'expression « Viêt-nam Doc Lap Dong Minh », ce qui signifie « Ligue pour l'indépendance du Viêt-nam ».

Une seule solution, si l'on ne veut pas recourir à la solu­tion chinoise (politique de limitation des naissances à un enfant par couple) : se donner les moyens d'un développement économique permettant au Viêt-nam — les autres républiques pouvant encore se suffire à elles-mêmes — de se hisser, économiquement parlant, au niveau de ce qu'on appelle communément les quatre "petits dragons" du Sud-est asiatique, à savoir : Hongkong, Singapour, Taiwan, la Corée du Sud, un tel progrès impliquant un apport massif de capitaux étrangers, mais à condition de se débarrasser au plus vite du "sida" communiste.

Souhaitons que beaucoup d'industriels hexagonaux arrivent à persuader l'État vietnamien de faire appel aux techniques françaises, et n'attendent pas que les Japonais et les Américains aient pris toutes les places !

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LE COUPLE FRANCE-INDOCHINE

 

Que d'orages ont émaillé, pendant près d'un siècle, la vie de ce drôle de couple Que d'influences, d'intimidations, de tergiversations pour sceller enfin une union qui tint, malgré tout, assez longtemps pour être citée en exemple, et qui malheureusement se dénoua stupidement, du fait de l'entêtement des deux conjoints !

Quelles furent donc les causes de cette mésentente ? Pour notre part, nous en dénombrerons trois.

Tout d'abord l'obstacle de la langue. Nous avons mis en évidence l'oeuvre de vulgarisation accomplie par le père Alexandre de Rhodes, mais en insistant sur les difficultés de la langue vietnamienne. Il n'est pas douteux que son étude implique un effort prolongé. Étant donné que les fonctionnaires ou officiers avaient un contrat de trois ans, ils ne jugeaient pas nécessaire de se plier à cette discipline d'autant que tous les Indochinois en relation avec les Fran­çais parlaient le français, même entre eux. Il faut bien reconnaître que c'était là une lacune regrettable.

Ensuite la mésestime dont l'Administration française a fait preuve envers les élites indochinoises, dont beaucoup étaient venues se perfectionner dans nos écoles et nos Universités. A l'appui de cette affirmation citons une réflexion pertinente du général Bührer, qui fut le commandant supérieur des troupes de l'Indochine de 1936 à 1938: « Nos administrateurs ont le "racisme du parchemin". Pour eux, seul le diplôme décerné au Blanc a de la valeur, celui décerné au Jaune ou au Noir ne représente rien ! L'intelligentsia annamite est révoltée contre nous et cela est grave pour la suite. » La lucidité de cet officier général, qui connaissait bien l'Indochine, s'est malheureusement trouvée confirmée par la suite des événements. Elle avait le mérite de dénoncer l'un des manquements les plus graves de notre mission colonisatrice. Nous avons personnellement eu pour collègues aux Chemins de fer de l'Indochine deux Centraliens à qui n'avaient pas été attribué de postes correspondant à leurs capacités : tout en conservant une attitude amicale à notre égard, ils ne faisaient pas mystère de leur ressentiment à l'égard de l'Administration française.

Il faut enfin mettre en cause le véritable "mur" séparant, dans le domaine de la vie privée, les communautés fran­çaise et indochinoise. Ce n'était pas de la part des Français du mépris, ni du racisme. Mais chacun vivait de son côté et ne cherchait pas à rencontrer l'autre. Il arrivait pourtant que des manifestations communes réunissent à une même table des Français et des Annamites. Aucun n'y voyait d'inconvénient.( …)

Non, ces hommes, loin d'être des jouisseurs parfois déguisés en tortionnaires, étaient pour la plupart des gens travailleurs, fiers de 1'œuvre accomplie, honnêtes, conscients de leurs devoirs envers la communauté autoch­tone qu'ils avaient mission d'élever dans l'échelle sociale, et qui — tous comptes faits — pouvaient affirmer qu'ils avaient beaucoup plus apporté à l'Indochine que l'Indo­chine ne leur avait apporté.

Nous avons eu l'occasion de parcourir la plus grande partie de la péninsule indochinoise, d'en admirer les mer­veilles, d'en connaître et d'en apprécier les habitants, qu'ils fussent du nord ou du sud, de l'est ou de l'ouest ; nous avons visité des localités ou des sites éloignés de toute civilisation ; nous avons fait la connaissance, en dehors des Annamites, Cambodgiens ou Laotiens de la plaine, de certaines ethnies de la montagne, Mans, Méos, Mois, Rhadés, etc. Jamais, au contact des uns comme des autres, nous n'avons ressenti un quelconque sentiment d'animosité :

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(…) inconvénient et la cordialité n'en était pas absente. Donc pas d'apartheid dans le sens sud-africain du terme. Mais on cherchait rarement à se revoir. C'était là la manifestation d'une réserve excessive des uns vis-à-vis des autres, et il faut déplorer que des ponts plus solides n'aient pas été jetés entre ces deux communautés. Cela eût épargné bien des susceptibilités et aurait pu arranger bien des choses dans les moments critiques.

Dans le domaine professionnel, le fait de collaborer à la réalisation d'une tâche commune était, par contre, un excellent facteur de communication. Nous en voulons pour exemple celui des chemins de fer dont le personnel représentait environ vingt mille agents encadrés — si nos souvenirs sont bons — par environ cent Français, soit un Français pour deux cents Indochinois. L'ensemble des gares des différentes lignes, soit quelque cent cinquante gares, étaient toutes sous le commandement d'un Indochinois, d'un Annamite ou d'un Cambodgien, à l'exception de deux d'entre elles, Hanoi et Saigon. Cette légèreté d'encadrement, loin de donner lieu à critique, conduisait à déléguer à notre personnel autochtone une part importante de responsabilité, suscitant de sa part un esprit d'initiative qui s'est avéré précieux en maintes circonstances. J'ai toujours, pour ma part, été heureusement surpris par la très grande fidélité du personnel que j'ai eu sous mes ordres, et ce dans les moments les plus critiques, par exemple au cours de l'année 1944, au moment où le chemin de fer était la cible d'attaques aériennes de la part des Britanniques ou des Américains.

Les "insuffisances" de la France vis-à-vis de l'Indochine ont été mises en lumière. Mais il serait injuste de ne pas mettre en balance, en face de ces insuffisances, tout ce que la France a apporté de positif au territoire dont elle s'était arrogé la tutelle.

Tout d'abord la paix et la sécurité, qui ont été maintenues, rappelons-le, jusqu'au 9 mars 1945, alors que partout dans le monde régnait la terreur. Et il ne tenait qu'au Gouvernement français, si l'esprit de lucidité l'avait inspiré, que cet état de choses se perpétuât, comme on le verra plus loin.

Ensuite une situation économique satisfaisante. Sans doute peut-on déplorer, comme nous l'avons fait, la lenteur avec laquelle l'équipement de l'Indochine en moyens de transports a été poursuivi. Il convient d'y ajouter l'absence de création d'une industrie digne de ce nom et qu'il faudra bien, un jour, songer à développer à l'aide de capitaux appropriés si nous voulons encore jouer un rôle dans ce pays qui, selon tant et tant de témoignages recueillis, appelle de ses vœux le retour des Français.

Enfin un développement culturel dont personne ne peut nier l'importance. L'oeuvre d'éducation de la France en Indochine (…)

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(…) par une gentille congaïe, mais j'ai bien du mal à avaler quelques bouchées. Cela va durer trois jours. Nous n'arriverons qu'à la Noël. Je ne puis même pas aller à la messe de minuit dite à bord, et encore moins participer au petit réveillon qui suivra. Antoine, les officiers et de rares couples en profitent. Moi, je ne quitterai pas ma cabine durant tout le trajet. C'est vraiment un nuage jaune qui passe, et c'est le 24 décembre le plus sinistre que j'aie jamais connu.

Nous débarquerons sous un ciel gris et brumeux. Il crache, comme on dit ici ; les coolies et les pousses s'agitent pour emporter clients et bagages. Ils nous conduisent dans un petit hôtel peu reluisant. Une fois chacun casé dans sa chambre et les petits endormis, nous pensons trouver en ville quelque bon restaurant ou un dancing. Nous reprenons donc des pousses crasseux avec les Capodanno et les Diguet, en demandant à nos conducteurs de nous emmener

dans un lieu où l'on s'amuse. Mais soit qu'ils ne comprennent pas, soit que les boîtes n'existent pas, Noël passe inaperçu dans ce petit port où les Français sont peu nombreux : ils doivent se réunir entre eux. En tout cas, nos pousses pousse font faire une randonnée dans une ville sombre et triste, sous le crachin qui ne cesse de tomber, et finalement nous ramènent à notre hôtel, ou plutôt au bungalow, car les chambres sont disséminées dans la nature. Passer une nuit ici me fait peur. Ma fille dort comme un ange, elle se sent en sécurité. N'a-t-elle pas des parents pour la protéger, que diable ! Elle serait sans doute déçue si elle savait que sa maman a bien du mal à trouver le sommeil car un drôle de bruit lui fait penser qu'un serpent rôde dans les parages. Mais nous sommes protégés par les moustiquaires.

Toujours ce bruit lancinant quand je me réveille ; aussi, dès qu'il fait jour, Antoine se lève et va, avec précaution,vers l'endroit d'où émane cette espèce de son inquiétant. Il éclate de rire et me crie : « Viens voir ton fameux ser­pent ! » Je me précipite pour découvrir un robinet qui goutte sur le carrelage de ce qui se veut être une douche. Je ris aussi et me promets d'être moins peureuse à l'avenir. Mais jamais je n'oublierai cette première nuit indochinoise.

La bruine a fait place au soleil. Nous allons, toujours en groupe et en pousse, à la gare ; nous y prendrons le train en direction d'Hanoi. Le parcours est très agréable. Nous traversons de belles régions boisées et fleuries, les flamboyants surtout font notre admiration, et c'est tout joyeux que nous arrivons au but de notre voyage.

Nous sommes attendus par un jeune officier et un représentant des CFI (Chemins de fer d'Indochine). Ce dernier conduit notre ménage vers le Grand Hôtel Métropole, très huppé, dont le service est assuré par une foule de boys en pantalons de soie noire, tuniques blanches empesées et turbans rigides noirs impeccables. Nos amis sont dirigés sur l'hôtel Splendide, un peu moins grandiose mais tout à fait bien également. La diversité de nos traitements explique cette différence : les lieutenants gagnent deux cents piastres de moins que nous (soit deux mille francs).

Nous passerons là environ un mois. visitant la ville, grande et bien construite, avec une cathédrale au milieu d'une vaste place, et un petit lac au centre duquel s'élève un gentil pagodon où l'on accède à l'aide d'une passerelle de bois rouge et doré, mais nous n'y sommes jamais entrés. Un peu plus loin, une place où arrivent les tramways qui desservent le quartier indigène. C'est une série de rues peu larges, aux petites boutiques très bien approvisionnées, chacune dans sa spécialité. C'est ainsi que l'on parcourt la rue de la Soie, des Paniers, du Cuivre, du Coton, etc. Nos pousses aux capotes grises font mauvaise impression, et leurs coolies sont encore plus délabrés. Nous apprendrons par la suite qu'ils ne reçoivent qu'une fois par an, le jour du Têt, un costume neuf, qui doit donc durer trois cent soixante-cinq jours. C'est nettement insuffisant, et sous le crachin les pauvres se gèlent.

Antoine a pris son service. Il est content. Je me promène donc seule avec Bernadette. Très vite, un boy de l'hôtel me propose une congaïe pour la garder. C'est Thi Souan. Elle paraît gentille et j'accepte. Elle a les dents laquées en noir (cela paraît-il les protège, ce qui doit être vrai). Cela ne déplaît pas à notre fifille qui, tout de suite, adopte cette jeune Tonkinoise. Notre restaurant est de haut niveau, et le menu comporte trente plats numérotés, qui vont du hors-d’œuvre au dessert. Il n'y a plus qu'à choisir. Un jour, des Japonais viennent s'installer non loin de notre table. Ils ne connaissent pas le français. Ils cochent quelques numéros au hasard, et c'est ainsi que nous les voyons entamer le repas par un dessert, suivi d'un rôti, puis d'une soupe. Cela nous a bien amusés.

Bientôt notre ami Capo vient nous proposer une maison à louer, suite au départ d'un adjudant-chef qui rentre en France avec sa famille : une femme, sept enfants et deux chiens. Nous allons les visiter. Il y a une grande pièce devant, donnant sur un jardinet, suivie d' une petite descendant par trois marches sur une cour cailloutée où se trouve la boyerie (cuisine, buanderie et chambre) voilà pour le rez-de-chaussée. A l'étage, deux chambres et une salle de bains. Je sens quelques démangeaisons sur mes jambes et les découvre noires de puces. Jamais je n'en avais vu autant. Nous sortons hâtivement, en disant que nous allons prendre contact avec le propriétaire. En effet, nous nous entendons avec celui-ci pour lui louer sa maison, 33 boulevard Félix-Faure, un peu éloignée du centre mais agréable car ombragée et calme. Juste en face nous avons une place avec un monument aux morts.

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(…) roses, alamandas et bougainvillées, de hauts lampadaires très gracieux, de jolies chaises cannées et des tables dres­sées avec nappes, serviettes et couverts permettent aussi de faire de bons repas malgré les restrictions.

Sur la gauche, une grande allée dessert toutes les petites échoppes des métiers indigènes : celles des potiers, des brodeurs, des marchands de laques, de cuivres, de nattes, de soieries ; les tisserands et les mécaniciens. Tout cela est fort intéressant à visiter ; on s'arrête pour admirer l'habileté de ces artisans, et l'on peut faire quelques achats ; il y a aussi ceux qui travaillent le cuir, et enfin le marchand de soupe avec sa longue table entourée de bancs où l'on déguste le bon potage annamite aux pâtes jaunes. En bout de piste, c'est le paradis des enfants : balançoires, manèges et toboggans — notamment celui qui plonge dans une mare, éclaboussant ses passagers rayonnant de joie. Bichon monte sur les chevaux de bois, fortement maintenu bien au contraire nous en avons reçu d'émouvants témoignages de sympathie.

S'il n'en fallait qu'un exemple, nous retiendrions celui de notre petite congaïe Thi Tù(1), venue avec nous en France sur sa demande, en 1948, puis retournée en Indochine en 1950 et qui, trente-cinq ans plus tard, après quarante-huit mois de patientes démarches administratives appuyées d'arguments appropriés, est parvenue à rejoindre l'Hexa­gone avec ses deux enfants, et a remué ciel et terre pour nous retrouver.

Nous avons infiniment aimé ce pays où nous avons passé, en tant que jeunes époux, des années délicieuses où au surplus nous avons eu notre deuxième fille et notre premier garçon — qui eux aussi ont gardé, quoique l'ayant (…)

1. Prononcer Thi-teu..

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(…) par Bernadette ;"les filles s'offrent des parties endiablées de balançoires, et tous nous faisons la queue pour le toboggan ; je serre mon fiston dans un bras et me cramponne de l'autre, la descente est vertigineuse et l'arrivée dans l'écume sensationnelle. Les enfants sont ravis et prêts à recommencer, mais très peu pour moi qui ne goûte guère ce genre de sport. Une journée passée à la Foire est passionnante, mais fatigante ; mon petit dernier, bien qu'il ait été porté par les uns et par les autres, a les jambes flageolantes. Mais tous nous emportons un excellent souvenir de cette Foire, les Français ayant su démontrer à travers elle qu'ils n'étaient ni défaitistes ni fatalistes, mais courageux et inventifs.

En juin, Antoine passe quinze jours à Dalat où nous avons loué une maison de l'Administration avec les Simon, nos voisins, et leurs fillettes Nicole et Danièle ont respectivement l'âge de Bernadette et de Zabeth. Tant que les papas sont là nous faisons de jolies promenades en montagne, et le soir, fatiguées, les filles s'endorment rapidement. Mais les papas repartis les grimpettes se font plus rares, et les enfants nous écoutent moins ; les bavardages vont bon train dans la chambre. Moi qui avais vu la main noire du diable s'insinuer sous la porte quand nous ne rangions pas nos jouets, et à qui maman disait, quand nous nous regardions trop longtemps dans la glace : « Un jour, c'est le diable que vous verrez ! », ce qui nous incitait à la prudence, un soir, lasse de répéter « taisez-vous et dormez » je cric aux filles : « Si vous ne dormez pas, le diable va venir vous chercher ! »

Que n'ai-je pas dit là ! Nicole et Danièle se précipitent dans la salle à manger, la plus jeune se réfugie dans les bras de sa mère en pleurant : « Maman, j'ai peur du diable. » Nous lui expliquons que j'ai seulement voulu les effrayer un peu pour qu'elles arrêtent leurs bavardages mais qu'elles n'ont rien à craindre ; les voici calmées, elles retournent se coucher et l'on n'entend plus aucun bruit, pas plus que les nuits suivantes, d'ailleurs. Mon intervention intempestive a produit son effet, même si Mme Simon me reproche (avec raison) d'avoir fait peur à sa petite Danièle ; je reconnais avoir eu tort, tout en lui faisant remarquer que chez nous le diable ne sème pas l'épouvante : mes filles ne se dérangent pas pour si peu.

L'année 1943 s'achève sur des fêtes de Noël familiales et toutes simples. 1944 et 1945 vont être plus difficiles à supporter. Le ravitaillement se fait de plus en plus rare, nous mangeons surtout des patates douces (avec lesquelles on obtient d'ailleurs une excellente crème de marrons), des ignames, des liserons d'eau et du soja germé, plus les fruits dont on ne manque pas ; on trouve au marché quelques volailles, un peu de porc et du poisson, mais les Japonais de plus en plus nombreux se servent les premiers, arrêtant les camions qui arrivent de la campagne ; seuls quelques-uns parviennent jusqu'à la ville. On nous distribue des cartes de rationnement pour l'épicerie et les tissus, il faut faire la queue pour avoir sa part quand un bateau chinois entre dans le port. Même le riz est distribué sur carte, et son alcool qui sert aux voitures se fait rare depuis que nous avons cédé la province de Battambang à la Thaïlande. Bref, nos provisions s'épuisent.

J'avais trouvé d'occasion un joli cabriolet vert pâle et Antoine l'avait acheté l'année précédente. Nous nous en servons de moins en moins, et en 1945 nous devons même le mettre sur cales. Les bicyclettes sont désormais à l'hon­neur. Un jour où nous déjeunons chez nos camarades Jamme, Antoine laisse la sienne contre le mur, juste sous la fenêtre de la salle à manger ; nous ne voyons ni n'entendons rien, mais au moment du départ le vélo n'est plus là.

Quant aux Annamites, qui ont les mêmes droits que nous, ils font la queue à croupetons et encastrés les uns dans les autres, position originale qui convient à leur souplesse ; la distribution terminée, beaucoup s'installent sur k trottoir pour revendre une partie du riz, du lait, du sucre et des coupons qui leur ont été attribués, préférant garder quelque argent pour jouer aux dés ou fumer des déchets d'opium, cela également sur le trottoir.

Fin avril nous partons pour Dalat, en train cette fois, sans savoir que c'est la dernière fois que nous prenons des vacances dans cet endroit idéal pour ses sites, ce climat et cet air pur qui nous revigorent si bien. Au retour à la gare, Mme Ballard arrive en courant pour nous annoncer, le visage défait, le suicide de notre ami Franc ; Simone, son épouse, voulait le quitter pour partir avec un officier de marine, tout le monde la fustigeait et les langues allaient bon train ; comme les autres, je suis triste et scandalisée, mais ne dis rien, désirant en savoir plus. C'est à Saigon que je l'apprendrai.

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(…) peu encombrées ; nous fîmes une pause-café une heure après, puis continuâmes notre chemin. Nous étions en pleine campagne, légèrement vallonnée avec des petits arbres, parfois au loin un petit village et au bord de la route quelques vaches efflanquées cherchant un peu d'herbe plus souvent jaune que verte pour un maigre repas. Vers le soir, arrivant près du but, nous fîmes stopper les voitures et commençâmes à pied l'ascension d'une colline, les chauffeurs portant notre barda. Quand nous eûmes trouvé au milieu des arbres une clairière plate, nous y prîmes nos quartiers. Déballant nos provisions, nous dînâmes de bon appétit à la nuit tombante, discutant un moment à la lumière de nos torches électriques. C'est alors que les moustiques se réveillèrent ; eux qui n'étaient pas habitués à l'homme prirent une fringale de chair fraîche et personne ne put dormir tant nous étions dévorés. Heureusement le coin était sain, pas de paludisme à craindre. Nous nous levâmes donc de bon matin, couverts de taches rouges, nous pliâmes bagages et redescendîmes tranquillement. Nous avions rendez-vous avec un employé des Travaux Publics qui nous emmena au bord d'une étroite rivière, dont j'ai oublié le nom, qui forme comme un canal sinueux bordé de hauts lataniers ; là, nous prenons place dans des sampans très effilés, émerveillés par le calme et la puissance qui émane de ces superbes arbres, à peu près la seule richesse du pays. Je ne sais combien de temps dura cette balade, mais envoûtés par l'ambiance et le charme nous y aurions passé des heures. Partout nous fûmes bien accueillis par la population, heureuse de constater que les Français s'occupaient de leur pays éloigné de tout, et nous revînmes vraiment très heureux d'avoir pu accéder à cet endroit aussi sauvage que peu connu. Jamais nous n'avions d'armes, jamais nous n'avions peur, il a fallu les Japonais et les communistes pour tout déstabiliser.

assez élégante ; j'ai bien essayé de me faire faire un manteau de fourrure chez le fournisseur d'Agnès, mais finalement il ne m'a proposé qu'un trois-quarts en renard jaune-roux et cela ne m'a pas du tout plu ; ma sœur a réussi à me revendre un de ses chapeaux prétendu très à la mode : il est de paille tressée rouge, avec un fond énorme, genre gros béret ; je ne l'aime guère et le porte peu, du moins jusqu'au jour où — me faisant accrocher par une bande de jeunes qui me crie : « Le chapeau ! oh ! le chapeau !... » — je le mets au rancart.

Contents de nous retrouver à l'aérogare, Antoine me fait des compliments sur ma toilette et nous sommes heureux comme des rois. Mais la cohabitation des deux familles devient un peu plus difficile. C'est ce moment que choisit notre camarade Geais, des CFI également et de la même promotion qu'Antoine, pour nous proposer une villa à La Varenne-Saint-Hilaire, au bord de la Marne : il la quitte, sa amie métisse retournant en Indochine. Nous acceptons et allons nous y installer dès novembre. Le coin est charmant mais très frais à cette époque. En outre les enfants doivent aller en classe à vingt-cinq minutes de là, et l'hiver va être rude : jamais nous n'avons eu aussi froid. Bichon fait une double otite, le docteur vint lui percer les deux tympans après l'avoir endormi. Je suis follement inquiète mais tout se passe bien.

Pour nous chauffer nous n'avons qu'un petit fourneau à la cuisine et un poêle dans la salle à manger ; le bois est notre combustible le plus courant, n'ayant pu acheter que deux sacs de charbon au marché noir. Je me revois encore allant fendre mes bûches au sous-sol, en manteau de fourrure, renard foncé en larges bandes cousues sur des rubans de velours noir ; c'était plus chaud qu'une veste. Les enfants portaient chacun un manteau de lapin gris, même dans la maison, car pour économiser nous n'allumions le feu que du matin jusqu'en fin d'après-midi ; la nuit les

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(…) peu connue, un attachement profond pour leur "terre natale", avec tout ce que ce vocable comporte de "valeurs".

Et autant le dire, nous n'arrivons pas à comprendre comment on peut attacher un sens péjoratif au vocable de "colonisateur". Nous avons toujours considéré que le "colonisateur" est celui

« qui met ses talents au service du faible, pour l'aider à devenir fort ». C'est pourquoi nous sommes fiers d'avoir été, avec toutes nos ressources intellectuelles et morales, avec toute notre capacité de travail, avec tout notre cœur, de véritables colonisateurs — au sens le plus noble du terme — de cette Indochine que nous croyons justifier d'appeler noire Indochine.

Mari et femme nous nous sommes partagés la paternité de cette œuvre. Dans une première partie, Antoine tentera pour sa part de mettre en lumière les événements et décisions politiques qui ont préparé l'éviction de la France de la péninsule indochinoise. Dans une deuxième partie, Madeleine s'attachera à décrire notre vie quotidienne pendant la durée de notre séjour.

Notre récit ne se prolongera pas au-delà de l'année 1947, car d'une part nous ne saurions témoigner des événements survenus après cette date, et d'autre part la littérature qui leur a été consacrée nous paraît suffisamment abondante pour que nous n'ayons aucun désir d'y ajouter quelque commentaire que ce soit. Mais puisse ce texte rétablir un certain nombre de vérités, nous aurions été payés de nos efforts pour l'écrire.

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