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LA FRANCE C'EST D'ABORD UNE NATION LITTERAIRE
Marianne/Libération:Pourquoi culture et identité sont-elles des notions qui n'ont cessé de se disjoindre au cours des dernières
décennies ?
Alain Finkielkraut: En 1925, le grand philologue allemand Ernst-Robert Curtius écrivait. dans son Essai sur la
France:
" La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d'elle-même et de sa civilisation.Aucune autre nation ne lui
accorde une place comparable. il n'y a qu'en France où la nation entière considère la littérature comme l'expression représentative de ses destinées."
Ce n'est plus vrai ,hélas. Cependant au lieu de se soucier de l'appauvrissement culturel de l'identité nationale, on s' acharne contre le concept
même d 'identité nationale.Au nom de la mémoire, bien sûr. mais il s'agit d'une mémoire égarée.La référence à l'identité nationale dit-on, a nourri le nationalisme,et le
nationalisme a déchaîné le pire.Le mot d'ordre est donc de se défaire de l'identité, au moins sous cette forme extrême.Mais,face au risque du particularisme, on ne peut plus
tabler sur l'universel. Le XXè siècle a été le siècle du colonialisme: au nom des valeurs occidentales érigées en norme universelle, nous
nous sommes crus en droit de dominer d'autres peuples. Le résultat,c'est la situation dans laquelle nous nous trouvons : d'un côté, rejet de tout ce qui ressemble, de près ou de
loin, à l'identité française, séparation farouche de la question identitaire et de la question culturelle;et,de l'autre, célébration effrénée des autres identités. Car
l'identité est un thème à la mode pour peu qu'elle ne soit pas européenne et française. Pour un film de la collection "Empreintes", réalisé par Ilana Cicurel.Je suis retourné
dans l'école communale de mon enfance,rue des Récollets, à Paris. Il y trônait une carte du monde avec des photos d'élèves épinglées sur divers pays des continents africain et
asiatique, avec cette légende :"Je suis fier de venir de..."
Aujourd'hui, l'école célèbre la fierté de "venir de",et stigmatise la fierté d'être français. La France a été longtemps un peuple littéraire, qui
connaissait ses classiques. Encore faudrait-il qu'elle puisse le demeurer. Et il ne suffit pas, pour accomplir un tel dessein, de chanter les louanges d'un livre boudé par le
président de la République, la Princesse de Clèves.
Réhabiliter la Princesse de Clèves, c'était tout de même un bon début ?
A.F:Sans doute, mais,lorsqu'un des ministres de Nicolas Sarkozy,André Santini. a réclamé la suppression des épreuves de culture
générale, personne ne s'est ému. Au contraire, le Conseil représentatif des associations noires (Cran) l'a félicité au nom de la lutte contre les discriminations.L'enseignement
de la culture générale est désormais jugé discriminatoire. Quand il est attaqué par la droite au nom de la professionnalisation, tout le monde se mobilise, mais quand il est
attaqué par la gauche au nom de l'égalité réelle, tout le monde applaudit.
Voilà une contradictio n que seule une réflexion sur l'identité peut permettre de surmonter. N'est-cepas le propre del'exception française que
d'avoir poussé jusqu'à son paroxysme le découplage de la culture et de l'identité ?
A.F.: Ce découplage a eu lieu en Allemagne aussi, comme le montre le débat sur l'intégration et sur le
multiculturalisme.
Dans un récent article,le philosophe Jürgen Habermas se fait l'avocat de ce découplage en critiquant la référence à une Leitkultur,à une culture
de référence, suggérant par là même que son pays n'aurait le droit qu'à un patriotisme abstrait, de simple adhésion à des normes. En France, un débat fait rage autour du projet
de musée de l'Histoire de France. Parmi ceux que ce projet indigne, pour utiliser un verbe à la mode, je retiens la position d'un des grands historiens de l'affaire Dreyfus,
Vincent Duclert.
Selon ce dernier, il faudrait créer non un musée de l'Histoire de France, mais un musée de l'Histoire en France. La France, autrement dit, doit
être un contenant susceptible d'accueillir tous les contenus.
Quelles sont,d'après vous,les implications de cette réduction de la France au statut de contenant?
A.f. :Dès lors que la France est un contenant, cela signifie qu'il y a d'autres contenus ailleurs,donc un risque de ségrégation
et d'exclusion.
Mais voulons-nous vraiment habiter un contenant? Quels sont,d'ailleurs, les purs contenants dansle monde contemporain ? Ce sont les gares et les
aéroports. Toute la question est de savoir si, au nom de l'hospitalité telle qu'elle est conçue aujourd'hui, la France doit devenir un aéroport. De la même façon, il existe un
récit de l'histoire de France, dont certains historiens, tel Nicolas Offenstadt, ne cessent de vouloir souligner le caractère fictif et artifietel.Les artisans du projet de
musée del'Histoire de France n'ont pas lésiné sur les précautions; ils ont multiplié les concessions; ils ont fait valoir la pluralité des approches et des points de vue. Ils
ont même accepté que le terme de "musée" soit remplacé par celui de "maison".En vain:c'est l'idée même que les Français puissent s'inscrire dans une histoire qui fasse
sens qui.justement. n'est pas tolérée .
Ceux-là mêmes qui déconstruisent le récit national croient vaincre tous les préjugés, alors qu'ils se soumettent à tous les clichés du présent - à
commencer par celui du métissage. Ou plutôt, il existe une tentative inlassable de rendre l'histoire passée conforme aux idéaux du présent. Le métissage est à tel point inscrit
dans notre présent que nous souhaiterions le projeter dans le passé de la France. Les historiens et les sociologues vont ainsi répétant, au mépris de toute vérité historique,
que la France a toujours été une terre d'immigration. Ce n'est pas exact. Entre les grandes invasions et le XIX~ siècle, la France a connu une remarquable stabilité
démographique. Si la France actuelle ne sait plus où elle en est.c'est parce que nous vivons un changement très rapide et spectaculaire, sous le double effet de la
mondialisation et de l'immigration. Culpabiliser l'inquiétude que suscite une telle transformation, c'est faire le jeu du Front national.
C'est la raison pour laquelle il appartenait, à mon sens, aux intellectuels de s'emparer du débat sur l'identité nationale , au lieu de le
frapper d'interdit ; il convenait aussi de se demander si nous n'entrions d'un seul tenant dans une ère postnationale et postculturelle.
Justement. Des deux notions,la culture et l'identité,laquelle est la plus malmenée ?
A.F. :La culture ne peut vivre que de hiérarchie. A cet égard, un récent rapport du ministère de la Culture, intitulé La culture
pour chacun , m'a particulièrement ému. Pour son auteur, Francis Ladoche. le véritable obstacle à une politique de démocratisation
culturelle n 'est rien d 'autre que la culture elle même, car, comme nous dit Lactoche elle conduit, sous couvert d'exigence et d'excellence, à un
processus d'intimidation sociale. Preuve que ce qui tue , aujourd'hui, la culture, c'est l'antiélitisme.
Dans les années 60, il y avait encore un consensus. Malraux et le Parti communiste défendaient
"élitisme pour tous" .faut-il regretter cette époque ?
A.F.: Ce qui est sûr, c'est qu'il y a quelque chose de décevant dans le procès intenté au président de la République. Il incarne
la société postculturelle. il est donc l'objet de tous les quolibets, mais la seule chose qu'on sache lui opposer,c'est une démocratie totalement nivelante. La langue française,
il y a peu, était encore nourrie par la littérature. Aujourd'hui, ce qui disparaît avec le bon usage, c'est jusqu'à la simple idée du bon usage. Florent Pagny a
expliqué récemment qu'il n 'était pas très heureux que ses enfants, de retour de l'école, "parlent rebeu" Benjamin Biolay lui a répondu que, si les siens
s'exprimaient dans cette langue, il serait le plus heureux des papas antiracistes ...
Propos recueillis par Gérard Desportes et Alexis Lacroix
Marianne 719 - 28 Janvier 2011
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