Adèle Van Reth:
La pensée du moi est toujours liée à celle de l'amour or précisément la question de l'amour par définition est celle qui fait ressortir de manière flagrante
l'absence de définition du moi.
Quand on aime on ne sait pas ce qu'on aime, on ne sait pas qui aime et donc ce thème de l'amour dans le cadre d 'une réflexion sur le moi exacerbe cette
absence de lieu assignable au moi et d'identité du moi, il me semble que c'est ce que la pensée exprime.
Pierre Magnard: ce qui juge du moi c'est l'amour; ce qui pèse le moi c'est l'amour; ce qui évalue le moi c'est l'amour, car précisément ce que nous
avions critiqué tout à l'heure à travers "l'amour propre",c'était cette façon qu'avait le moi de s'enticher de réalités à sa mesure, à son niveau,en lesquels sa petitesse, sa laideur, et son
indignité n'apparaissaient pas, de telle sorte qu'il pouvait se complaire en soi or, l'expérience qui va juger telle que Pascal la présente ici est bien celle de
l'amour.
Dans ce fragment qu'est-ce que le moi,je crois en effet que trois questions vont se poser:
* Pourquoi aime-t-on ?( ou si vous préférez quelles sont les raisons de l'amour ?)
* Qui aime-t-on ? ( quel est l'objet de l'amour ?)
* Qui aime ? (Quel est le sujet de l'amour ? )
Trois questions qui s'enchaînent, la suivante étant impliquée dans la précédente. Trois questions qui sont en effet intimement liées.
1 - Pourquoi aime-t-on, quelles sont les raisons de l'amour ?
Je cite: "Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour, la cause en est un je ne sais quoi,et les
effets en sont effroyables.Ce je ne sais quoi est si peu de chose qu'on ne peut le connaître, remue toute la terre, les princes, les armées,le monde entier, le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus
court, toute la face de la terre aurait changé."
- Les causes de l'amour : ce que veut faire valoir Pascal ici,c'est sans doute la catastrophe née de la rencontre entre
Antoine et Cléopâtre mais surtout la disproportion entre la cause et l'effet.
La cause est dérisoire, l'effet peut être catastrophique, et c'est cette disproportion qui fait apparaître, l'absence de raison dans
l'amour.
L'amour ainsi considéré est le plus sûr indice,de la folie de l'homme,de sa vanité,c'est à dire de son inconsistance.On lisait déjà un peu plus haut: "Vanité,la
cause et les effets de l'amour:Cléopâtre. "Et encore: "Rien ne montre mieux la vanité de l'homme que de considérer quelles causes,et quels effets de l'amour car tout l'univers en est
changé, voyez le nez de Cléopâtre.
La vanité est de penser de juger et d'agir sans raison, or, si l'amour est déraisonnable,c'est parce que en réalité il est
sans justification ni raison et pourtant l'amour n'est-ce pas ce dont tout un chacun veut se prévaloir pour justifier son existence ?
On a quelque raison d'exister dans la mesure où l'on est aimé, or , si l'amour est sans raison, qu'est-il, que reste-t-il
de cette justification d'exister ?
Et c'est cela qu'il y a d'absolument terrible dans le texte qu'on nous a lu qui fait apparaître cette disproportion entre la cause de l'amour,un
"je ne sais quoi": donc aucune raison qui le fonde,et les conséquences qui peuvent être ravageuses.
Cette disproportion fait apparaître précisément qu'il n'y a pas de raison d'aimer ceci plutôt que cela.
Adèle: mais pourtant le fait même que cet amour ne soit pas justifié ni en amont ni en aval, qu'on ne sache pas pourquoi on aime
ni précisément ce que l'on aime, comment de ce constat là, Pascal tire-t-il la conclusion de la vanité humaine et de son inconsistance puisque le rapport que
nous avons à Dieu est un rapport d'amour,l'amour divin peut-être ne s'explique pas,mais l'amour que nous portons à Dieu n'a pas pour conséquence la vanité de soi,c'est un type d'amour
qui est ici évoqué.
PM: C'est un type d'amour, ces amours mondaines doivent être prises pour ce qu'elles sont, et c'est la suite du texte qui l'indique bien, puisque
on va précisément chercher les raisons avancées,"pourquoi aime-t-on ?"
Et c'est cette analyse très serrée qui fait valoir que ce que l'on aime en un être c'est, sans doute d'abord sa beauté, mais cette
beauté étant atteinte par quelque maladie, la petite vérole qui fait perdre à une femme sa beauté,est-ce que l'amour subsiste ? Si l'amour ne s'attache qu'à cette beauté, la
femme qui aura été ainsi affligée de cette maladie n'est plus aimée comme telle.Et ainsi la question se pose à Pascal de savoir, si
c'est vraiment la personne qui est aimée,ou si c'est quelque chose d'autre.Et le texte introduit cette notion de personne pour faire apparaître une distinction entre la
personne et les qualités empruntées dont elle se revêt pour se définir comme telle.
Adèle: Il introduit la notion de "personne" mais également la notion de "substance" et on trouve la notion de "personne"
et "les qualités empruntées". On peut ainsi établir un parallèle en la notion de "personne" et ses attributs qu'il nomme "substance" pour mieux ensuite le destituer; il
fait du moi une substance pour mieux dire qu'on ne peut pas la saisir en tant que telle et que cette substance est introuvable. C'est tout le paradoxe de sa réflexion sur le
moi.
PM: Le paradoxe est fondé sur le fait que la relation qui s'établit ici entre "substance" et "qualité" est une relation
contingente. Les qualités ne sont pas inscrites dans la substance,ne sont pas liées à la substance.Il ne faudrait pas se livrer ici à un parallèle trompeur avec Descartes,pour
qui n'est de substance sans une qualité principale sans une qualité essentielle.
Adèle: Pourtant la référence est directe à Descartes dans ce texte.
PM: Il y a une transposition d'un texte de Descartes,mais il est transposé.
Adèle: Dans la 2è Méditation, où justement Descartes dit qu'il va se mettre à la fenêtre et qu'il regarde dans la rue des hommes,
et il dit je ne vois que des chapeaux et des manteaux, rien de me dit que ces chapeaux et ces manteaux recouvrent des hommes,ce sont peut-être des automates. Il y a une ressemblance il n'y a pas
d'analogie parce qu'il voit par la fenêtre ce sont ces êtres qu'il n'a pas cherché à connaître, c'est à dire qu'il voit leur revêtement extérieur, il voit leurs vêtements, il ne voit pas leur
substance alors que chez descartes, il y a sans doute la métaphore des gens qu'il regarde par la fenêtre de son séjour hollandais,mais il y a surtout la relation essentielle qui s'établit entre
"substance" et "qualité". Or ici dans quel sens prend-il qualité ? Les "qualités" sont extrinsèques par rapport à la "substance": ces qualités cela peut être la beauté, mais cela peut-être aussi
telle dignité sociale,telle charge, tel office,puisqu'il prend ces exemples.
Il faut peut-être rappeler le sens qu'a le mot "qualité" au XVIIè siècle:
Au XVIIè "qualité" s'oppose à "condition" : un homme ou une dame de qualité, ce sont de gens qui doivent leur renom à leur mérite,ou à leur
charge, ou à leur élévation sociale,et non pas à leur naissance.Un homme ou une femme de condition, ce sont des gens de naissance noble. "Qualité" s'oppose donc à "naissance",
ce qui veut dire que la "qualité" n'est pas toujours fondée en "nature" elle est souvent extrinsèque par rapport à celui qui l'assume et c'est pourquoi elle donne lieu à
critiques. Voyez les critiques que fera d'un homme ou d'une dame de qualité un Saint Simon. On assiste au XVIIè à cette recherche précisément de ce qui justifie le rang
social.Est-ce que les offices confèrent à l'homme une suffisante qualité pour qu'il soit reconnu dans une dignité ? Rappelons nous le mot de Pontchartrain à Louis XIV:
"Chaque fois que votre Majesté crée un office,Dieu crée un sot pour l'acheter" Faisant entendre que la qualité reste une sorte de "savonnette à vilain" comme on dira bientôt par
lequel l'homme tente de donner à son existence une justification. Autrement dit la qualité ne semble pas traitée à une immédiate appropriation or si on observe un peu la société de ce
milieu du XVIIè siècle on peut dire que la relation entre la personne et la fonction,a considérablement changé depuis le Moyen Age. Au Moyen Age, "on fonctionnalisait les
personnes" chacune étant parfaitement assimilée à son rôle,aux temps modernes, "on personnalise les fonctions" chaque attributaire tentant de s'approprier celle
qu'il remplit d'où la pointe finale de ce texte:
"Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices car on n'aime personne que pour des qualités
empruntées."
Adèle: on a là un retournement de tout le texte, pourquoi parce que le retournement de la fonction est ce qui essaie de s'effectuer à une époque,
où ce qui compte davantage que le personnage,c'est en fait l'acteur, celui qui joue le personnage, on est dans une série de jeux de rôle car tel est le théâtre de la vie mondaine et sur ce
théâtre, chacun joue son personnage encore faut-il qu'il le joue à sa manière propre et c'ets cela que signifie l'appropriation du
rôle.
Alors le texte prend une saveur tout à fait particulière si on le remet dans son contexte d'un théâtre du monde au sens de Calderon de la Barca ou
au sens de Gracian qui sont très proches de Pascal,et sur ce théâtre du monde, le paradoxe c'est précisément cette façon,qu'a chacun de vouloir personnaliser son
personnage ou son rôle,l'auteur en lui même voulant dominer le rôle. On oublie le rôle que l'on a à jouer dans l'exécution d'un office,et l'on veut absolument lui conférer sa marque,à travers
cette pâte que le personnage entend faire prévaloir sur précisément l'office qu'il a à remplir.
Adèle: Puisque justement la substance du moi est inatteignable et peut-être inexistant est tel qu'on ne peut rien en dire,puisqu'on n'aime jamais
personne mais seulement des qualités,puisqu'on ne connaît de sgens que leur rôle et non pas leur essence,alors il ne faut plus se moquer de ceux qui demandent à se faire honorer pour des charges,
des offices, ou des titres, puisqu'on n'aime personne que pour des qualités empruntées,la conclusion de Pascal est logique: puisque nous ne pouvons jamais saisir les personnes dans leur essence
mais à travers leurs qualités, le jeu qu'elles jouent,alors,il ne faut pas mépriser ceux qui semblent par vanité accorder extrêmement d'importance aux titres, aux offices, aux charges,au
contraire il faut comprendre que c'est la seule manière que nous avons de perpétuer un mode de fonctionnement social,dès lors qu'il ne repose pas sur une substance clairement définie.
PM: C'est toujours l'attitude de Pascal;dans la section "raison des effets" vous voyez apparaître la pensée de derrière
qui fait que l'on cesse de juger comme le peuple, comme les demi habiles,comme les habiles même,pour se réfugier dans son quant à soi et à partir de cette digression,de ce pas en arrière,pour
juger autrement qu'on le ferait si on était en prise directe sur cette réalité.C'est à dire que à relire ce fragment 688 il est bien évident que Pascal trouve déplorable que l'on aime quelqu'un
que pour ses qualités,autrement dit que pour des réalités extrinsèques,et non point pour sa réalité propre,comme s'il n'avait point de réalité propre,et dans un recul, une fois effectué ce pas en
arrière,alors il dit : tout bien pesé,toute la société se fonde la dessus,tout l'ordre social est dans cette considération,qui sont accordé aux signes, aux symboles,aux mots, aux réalités
extérieures,et bien soit, jouons le jeu,et bien honorons celui qui se prévaut de tel office,ou de telle
charge.
Comment concilier ce moi haissable de Pascal avec l'amour du prochein et de l'autre prôné par le christianisme. Comment les deux sont-ils conciliables,je vous
propose d'écouter ce qu'en dit Nietzsche:
"— Si, d’après Pascal et le christianisme, notre moi est toujours haïssable, comment pouvons-nous autoriser et accepter que d’autres se mettent à l’aimer
— fussent-ils Dieu ou hommes ? Ce serait contraire à toute bonne convenance de se laisser aimer alors que l’on sait fort bien que l’on ne mérite que la haine, — pour ne point parler d’autres
sentiments de répulsion — « Mais c’est là justement le règne de la grâce. » — Votre amour du prochain est donc une grâce ? Votre pitié est une grâce ? Et bien si cela vous est possible, faites un
pas de plus, aimez-vous vous même par grâce - alors vous n'aurez plus du tout besoin de votre Dieu , et tout le drame de la chute et de la rédemption se déroulera en vous même jusqu'à sa
fin."
(Citation de Nietzsche)
Adèle : La contradiction que pointe Nietzsche dans son paragraphe 79 de son livre intitulé "Aurore" est la suivante,
comment le chritianisme peut demander à chacun d'aimer son prochain,alors que le moi de chaque individu est haïssable ? En d'autres termes, comment peut régner la grâce ici bas dans le monde
entre des individus qui ne doivent pas se perdre dans l'amour propre qu'ils portent à eux mêmes ?
PM:La référence à Nietzsche s'impose,car il dit dans "le gai savoir" :" Il y a trois auteurs dont je porte le sang
dans mes veines,celui de Montaigne, celui de Pascal, celui de Goethe."
Pour Nietzsche, l'analyse du ressentiment dont j'ai montré la place,est immense dans la critique de l'analyse pascalienne.
Nietzsche demande quelle place précisément reste à l'amour ou à l'amour de soi ?
Je répondrai en faisant valoir l'avant dernière section des "papiers classés" dans l'Edition Lafuma, sous le titre 'morale chrétienne' où on voit
précisément l'amour de soi en quelque sorte imposé par Pascal comme un devoir. On doit s'aimer - pourquoi ? Parce qu'on appartient à un corps, et que dans ce
corps, ce qu'il appelle "la république chrétienne", on est dans une relation organique avec tous ses semblables-en aimant le corps, on ne peut pas s'aimer soi même,parce qu'on a de lui,
par lui et pour lui, ne faut-il pas si on aime vraiment le corps,que l'on s'aime soi même et il ajoute, pour régler l'amour qu'on se doit à soi même,il faut imaginer toujours ce corps plein de
membres pensants car nous sommes membres du tout et voir comment chaque membre devrait s'aimer.
C'est donc par le corps social qu'est réintroduit la notion de l'amour.Et dans le texte de Pascal il y a deux fois le mot "devoir" autrement dit
l'amour de soi est dû à notre dignité d'homme,dû à notre solidarité humaine,dû à notre communauté humaine, l'amour de soi est quelque chose de plus fondamental que la haine de
soi.
Chanson des Beatles "I me mine"
Les Nouveaux Chemins de
la Connaissance : Là où le moi blesse - Pascal. Entretien d'Adèle Van Reeth et Pierre Magnard le 22/02/2012.
Lectures:par Anana Mougladis
- Pascal, Pensées, 597-455 : le moi est haïssable
- Pascal, Pensées, 688-323 : Qu'est-ce que le moi ?
- Nietzsche, Aurore, paragraphe 79.