Décrire l'amour comme la dépendance du système nerveux à l'égard de l'action gratifiante réalisée grâce à la présence
d'un autre être dans notre espace, est sans doute objectivement vrai. Inversement, la haine ne prend-elle pas naissance
quand l'autre cesse de nous gratifier, ou que l'on s'empare de l'objet de nos désirs, ou
que l'on s'insinue dans notre espace gratifiant et que d'autres se gratifient avec l'être ou l'objet de notre gratification
antérieure?
Mais l'on se demande si ces observations, qui se voudraient scientifiques, objectives, ont quelque valeur
devant la joie ineffable, cette réalité vécue, de l'amoureux. La décrire comme nous venons de le faire, n'est-ce pas ignorer la part humaine de
l'amour,sa dimension imaginaire, créatrice, culturelle?
Oui sans doute pour l'amour heureux. Mais un autre l'a dit, il n'y a pas d'amour heureux. Il n'y a pas
d'espace suffisamment étroit, suffisamment clos, pour enfermer toute une vie deux êtres à l'intérieur d'eux-mêmes. Or, dès que cet ensemble
s'ouvre sur le monde, celui-ci en se refermant sur eux va, comme les bras d'une pieuvre, s'infiltrer entre leurs relations
privilégiées. D'autres objets de gratification, et d'autres êtres gratifiants, vont entrer en relation avec chacun d'eux, en relation objective s'exprimant
dansl'action. Alors, l'espace d'un être ne se limitera plus à l'espace de l'autre. Le territoire de l'un peut bien se recouper avec
le territoire de l'autre, mais ils ne se superposeront jamais plus. Le seul amour qui soit
vraiment humain, c'est un amour imaginaire, c'est celui après lequel on court sa vie durant, qui trouve généralement son
origine dans l'être aimé, mais qui n'en aura bientôt plus ni la taille, ni la forme palpable, ni la voix, pour
devenir une véritable création, une image sans réalité.
Alors, il ne faut surtout pas essayer de faire coïncider cette image avec l'être qui lui
a donné naissance, qui lui n'est qu'un pauvre homme ou qu'une pauvre femme, qui a fort à faire avec son inconscient. C'est avec cet
amour-là qu'il faut se gratifier, avec ce que l'on croit être et ce qui n'est pas, avec le désir et non avec la connaissance. Il faut se fermer les yeux,
fuir le réel.
Recréer le monde des dieux, de la poésie et de l'art,et ne jamais utiliser la clef du placard où BarbeBleue
enfermait les cadavres de ses femmes. Car dans la prairie qui verdoie, et sur
la route qui poudroie, on ne verra jamais rien venir.
Si ce que je viens d'écrire contient une parcelle de vérité, alors je suis d'accord avec ceux qui pensent que
le plaisir sexuel et l'imaginaire amoureux sont deux choses différentes qui n'ont pas de raison a
priori de dépendre l'une de l'autre.
Malheureusement, l'être biologique qui nous gratifie sexuellement et que l'on tient à conserver exclusivement de
façon à « réenforcer » notre gratification par sa « possession », coïncide généralement avec celui qui est
à l'origine de l'imaginaire heureux. L'amoureux est un artiste qui ne peut plus se passer
de son modèle, un artiste qui se réjouit tant de son oeuvre qu'il veut conserver la matière qui l'a engendrée. Supprimer l'œuvre, il ne reste plus qu'un homme et
une femme, supprimer ceux-là, il n'y a plus d’œuvre. L'œuvre, quand elle a pris naissance, acquiert sa vie propre, une vie qui est
du domaine de l'imaginaire, une vie qui ne vieillit pas, une vie en dehors du temps et qui a de plus en plus de peine à cohabiter avec
l'être de chair, inscrit dans le temps et l'espace, qui nous a gratifiés biologiquement. C'est pourquoi il ne peut pas y avoir d'amour heureux, si l'on veut à toute force identifier
l’œuvre et le modèle.
Cependant, lorsque l'amour passe d'un rapport interindividuel unique à celui d'un groupe humain, il est probable
qu'il pourrait s'humaniser, en ce sens qu'il devient plus l'amour d'un concept que celui de l'objet gratifiant. L'Homme est par exemple
le seul animal à concevoir la patrie et à pouvoir l'aimer.
Mais là encore il n'est pas possible de faire coïncider l'imaginaire amoureux avec le modèle qui en est la cause. Le modèle est encore
un modèle biologique,celui de l'ensemble humain peuplant une niche écologique, avec son histoire et les caractéristiques
comportementales que cette niche a conditionnées chez lui. Et cet ensemble humain jusqu'ici s'est toujours organisé sous
tous les cieux suivant un
système hiérarchique de dominance et de soumission parce que les motivations des individus qui le composent ont
toujours été la survie organique, la recherche du plaisir, dont les moyens d'obtention passent encore par la
possession d'un territoire individuel et des objets et des êtres qu'il contient. Si bien que cet amour réel et puissant de la
patrie,tardivement conceptualisé dans l'histoire de l'Homme, mais qui a, jusqu'à une époque
récente,animé le sacrifice de millions d'hommes, a également permis l'exploitation de leur sacrifice par les structures sociales de
dominance qui en constituaient, non le corps mystique, mais le corps biologique. Les dominants ont
toujours utilise l'imaginaire des dominés à leur profit. Cela est d'autant plus facile que la faculté de création
imaginaire que possède l'espèce humaine est la seule à lui permettre la fuite gratifiante d'une objectivité douloureuse. Cette
possibilité, elle la doit à l'existence d'un cortex associatif capable de créer de nouvelles structures, de nouvelles relations abstraites, entre les éléments mémorisés dans le système nerveux. Mais ces structures imaginaires restent
intimement adhérentes aux faits mémorisés, aux modèles matériels dont elles sont issues. Or, à l'échelon socioculturel il est
profitable; pour la structure hiérarchique, de favoriser l'amour de l'artiste citoyen pour sa création imaginaire, la patrie,qui lui fait oublier
la triste réalité du modèle social,artisan de son aliénation. (...)
Eloge de la fuite (Henbri Laborit) Folio Essais - Gallimard