Le drame du vivre ensemble perdu
Quel "Nous" formons-nous ? Un triste agrégat sans âme ou une communauté vivante ?
Où en est le "vivre-ensemble" en France ?
Sa crise est-elle solvable ou mutant bientôt en catastrophe ?
Autant de questions dont le journal
Causeur, dans sa livraison de novembre, (n. 41) s'empare, dossier d'une soixantaine de pages soutenu par un long article d'Alain Finkielkraut.
Intitulé "Sommes-nous encore un nous ?" l'article du professeur de culture générale est un résumé de son cours inaugural de cette année
à l'école Polytechnique. L'auteur de "Nous autres, modernes, quatre leçons" (Folio Essais, 2009) continue d'explorer les thèmes qui lui sont chers, revenant sur la résistance au voile en
France qui a vu s'opposer laïcs contre laïcs , reposant la question de la signification de l'interdiction du voile dans un monde qui prétend se délivrer des interdits , s'interrogeant
sur le devenir de la galanterie française, le malaise dans l'identité, la guerre des respects, celui qu'on me doit l'emportant malheureusement sur celui que je dois à autrui .
Entre autres thèmes de prédilection, il y a bien sûr la question de l'école qui continue d'enregistrer sans piper l'étrange effacement de
l'aïdos entrée qu'elle est, l'école, dans l' âge du fier ainsi que le disait Philippe Murray.
Article de fond à lire toute affaire cessante avec ses détours érudits et lettrés également autour du pantalon ou de l'expression
"politiquement correct" à propos de laquelle l'animateur de Répliques écrit : "Elle est le régime de la liberté d'opinion, et le régime de
l'Opinion".
Retenons ce jugement critique à propos du "vivre-ensemble" d'aujourd'hui, devenu le contraire de "vivre ensemble" ; ce n'est pas un
vivre à l'unisson, fusionnel ou communautaire, mais un vivre à distance, indépendant, chacun selon ses convictions, selon ses envies, ses aspirations, libre des autres et en paix avec eux.
"Telle est la liberté des Modernes, cette paisible jouissance de l'indépendance privée", comme le dit encore Benjamin Constant.
Démonstration claire et rigoureuse des raisons d'une crise inquiétante , crise d'un vivre-ensemble dans laquelle nous sommes impliqués , que nous
ne voulons pas . À la question de savoir pourquoi la démocratie a tant de mal à y faire face , face à un amphi attentif, Finkielkraut conclut : c'est qu'elle est le produit inexorable
de son évolution.
Causeur Magazine numéro 41 : Vivre
ensemble, la leçon d'Alain Finkielkraut (Extraits)
Par Causeur - Vendredi 04 novembre 2011,
« Je suis né à Paris le 30 juin 1949. J'ai donc grandi et passé une partie de ma vie d'adulte, personnelle et professionnelle, dans une France bien différente
de celle que nous habitons aujourd'hui. Dans cette France de naguère, on croyait à la politique, c'est-à-dire à la force de la volonté collective, on avait foi dans le pouvoir des hommes de
façonner leur destin. Dans cette France d'autrefois, l'Histoire semblait porteuse de sens. »
" En 1968, nous disions: « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi. » Essoufflés, nous avons ralenti le pas, nous nous sommes arrêtés, et le vieux
monde a disparu.
C'est à travers la notion de changement que l'homme se pensait comme l'auteur de son histoire, et voici que le changement le dépossède de cette
prérogative.
J'ouvre le rapport remis le 28 janvier tort au Premier ministre par le Haut Conseil à l'intégration et qui
porte sur « Les défis de l'intégration à l'école recommandations relatives à l'expression religieuse dans les espaces publics de la République ». Je lis, chapitre 3 : « La pression religieuse
s'invite au sein des cours et dans la contestation ou l'évitement de certains contenus d'enseignement. Ainsi les cours de gymnastique et de piscine sont évités par des jeunes filles qui ne
veulent pas être en mixité avec les garçons. Cette dispense d'enseignement, parfois justifiée par des dérogations médicales de complaisance, pose le problème du vivre-ensemble entre filles et
garçons. » D'autres faits similaires sont mentionnés un peu plus loin : « Il nous a été signalé que, dans certains quartiers relevant de la politique de la ville, les cantines sont peu
fréquentées bien qu'existe une prise en charge des repas pour des familles défavorisées. Ainsi, dans plusieurs collèges des communes visitées par le HCl, la majorité des élèves de l'établissement
ne fréquente pas la cantine scolaire pour des raisons principalement religieuses alors que des plats de substitution sont prévus. » Alors que des groupes se forment au sein des classes, et même à
la cantine, le HCl exhorte solennellement l'École républicaine à assumer sa mission originelle - être le creuset où se fabrique le vivre-ensemble au-delà de la simple coexistence et tolérance des
différences."
[...]
Ainsi commence le texte long, dense et cristallin qu'Alain Finkielkraut a confié à son amie Elisabeth Lévy pour les lecteurs de
Causeur. Ces 20 pages, directement issues de sa leçon à la nouvelle promotion de l'Ecole Polytechnique portent sur un sujet délicat entre tous, la crise
du «vivre-ensemble».
Un texte comme il est l'un des rares dans ce pays à savoir en faire, personnel et universel. N'étant pas sot au point de tenter de vous résumer son propos, je
laisse la parole à Elisabeth, qui en fait une description inspirée dans son texte introductif: «Il ne suffisait pas de déjouer les pièges du politiquement correct pour percer la vérité profonde
d'un phénomène qui se déploie dans la grammaire fragmentée de l'actualité. Cheminant à travers les événements du présent en compagnie des auteurs du passé, explorant les soubassements, repérant
les minuscules fissures qui deviendront des lézardes béantes, Alain Finkielkraut expose la généalogie cachée de ce qui nous arrive.»
Alain Finkielkraut : malaise dans l’identité
Quatrième leçon sur le vivre-ensemble (Extrait)
"Le thème (sinon le mot) d’identité apparaît, en Europe, avec le romantisme. Il est la réponse du romantisme à la philosophie des Lumières et à la Révolution
française qui postulent que "l’homme devient humain par sa capacité d’être autonome, c’est-à-dire de penser, d’agir, de juger par lui-même. Par lui-même et non par le secours d’une autorité
extérieure à la raison".
Cette capacité, les révolutionnaires français en ont revendiqué le plein exercice. Ils ont voulu reconstruire la société humaine sur le fondement de la raison
(de leur raison). Du passé, ils ont décidé de faire table rase. « Notre histoire n’est pas notre code », disait fièrement Rabaut-Saint-Étienne. Et il ajoutait : « Tous les établissements en
France couronnent le malheur du peuple. Pour le rendre heureux, il faut le renouveler, changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer les hommes, changer les choses, changer les
mots… Tout détruire ; oui, tout détruire puisque tout est à recréer. »
"Le romantisme politique s’est donc formé en réaction à cette entreprise régénératrice et destructrice. La violence révolutionnaire, dit, par exemple, Edmund
Burke, dans ses Réflexions sur la Révolution française, n’est pas un accident de l’Histoire, un effet des circonstances, mais un pur produit de la présomption. « Les esprits éclairés, qui ont cru
bon de rompre le cours des choses, n’ont aucun respect pour la sagesse des autres, mais en compensation ils font à la leur une confiance sans bornes. » Ils se font gloire, ces esprits éclairés,
de secouer les vieux préjugés alors que ceux-ci sont « la banque générale et le capital constitué des nations et des siècles, et qu’il vaudrait bien mieux employer sa sagacité à découvrir la
sagesse cachée qu’ils renferment ». Cette désastreuse politique procède, selon les romantiques, d’une métaphysique fallacieuse. Ce qui fait l’humanité de l’homme, disent-ils, ce n’est pas
l’arrachement à sa condition de minorité, c’est sa filialité, sa dette à l’égard des morts ; ce n’est pas l’autonomie, c’est l’appartenance ; ce n’est pas la capacité de s’abstraire de toute
tradition, de toute détermination et de toute humanité particulière, c’est l’inscription dans un monde. L’homme n’est pas son propre fondement, il est issu d’une source qui le transcende et le
précède. Extraire l’homme de sa tradition, le couper de ses pères, repartir de zéro pour fonder une société nouvelle avec des individus autonomes, cela ne peut conduire qu’à une destruction de ce
qui est constitutif à l’humanité de l’homme. Telle est donc l’objection identitaire faite par les romantiques aux Lumières et à la Révolution française".
Cette objection va se durcir dans la seconde moitié du XIXe siècle.
« Il n’y a point d’homme dans le monde, disait Joseph de Maistre dans ses Considérations sur la
Révolution française. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc… Je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan : mais quant à l’homme, je déclare ne
l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. » Et Barrès, un siècle plus tard : « C’est toujours l’histoire des droits de l’homme. Quel homme ? Où habite-il
? Quand vit-il ? » Pour l’un comme pour l’autre, l’homme est humain en vertu de son imprégnation par une histoire, une culture, une manière distincte de percevoir, de désirer et de
ressentir.
Mais Barrès va plus loin que de Maistre. Sa critique des Lumières ne laisse aucune marge d’indétermination : « L’individu
s’abîme pour se retrouver dans la famille, dans la race, dans la nation. » Les Lumières : l’individu s’affirme, la société est une association d’êtres indépendants les uns des autres et réunis
par un libre consentement. Barrès : l’individu s’abîme, la société est une communauté qui précède et qui façonne ses membres. Modèle contractuel dans un cas, modèle organique
dans l’autre. Fort de ce déterminisme radical, Barrès oppose à tous ceux qui s’efforcent d’apporter les preuves de l’innocence de Dreyfus cette catégorique fin
de non-recevoir : « Dreyfus est coupable, je le conclus de sa race. »
"Ce n’est ni dans un reportage, ni dans une enquête sociologique, ni chez un philosophe contemporain que j’ai trouvé la description la plus précise, la plus
concrète et la plus aiguë de la crise contemporaine du vivre-ensemble, mais au chapitre XIII du Léviathan, le livre fondateur publié par Thomas Hobbes en 1651 : « Les humains
n’éprouvent aucun plaisir mais plutôt un grand déplaisir à demeurer en présence les uns les autres s’il n’y a pas de puissance capable de les tenir tous en respect. Car chacun cherche à s’assurer
qu’il est évalué par son voisin au même prix qu’il s’évalue lui-même, et chaque fois qu’on le sous-estime, chacun s’efforce naturellement, dans la mesure où il ose, d’obtenir par la force que ses
contempteurs admettent qu’il a une plus grande valeur. "
"Telle est la grâce des auteurs classiques. Ils appartiennent à l’histoire des idées et, en même temps, ils lui échappent. Ils ne nous renseignent pas seulement
sur ce qu’ont pensé nos ancêtres et nos précurseurs, ils jettent sur ce que nous sommes et sur ce qui nous arrive un éclairage infiniment précieux. Nous visitons le patrimoine, c’est-à-dire le
musée des choses mortes et, soudain, c’est un pan de notre vie ou de notre monde qui surgit en pleine lumière".
"En lisant Hobbes, donc, nous nous lisons. Une part importante de la violence contemporaine résulte du désir d’être respecté, du sentiment de
ne pas l’être, de la colère suscitée par un regard de travers ou un regard tout court lorsqu’il fallait baisser les yeux pour manifester sa soumission. C’est le club de football qui a manqué de
respect à un joueur en n’acceptant pas ses conditions financières. C’est le mec qui a manqué de respect à ma sœur. C’est le professeur qui a manqué de respect à l’élève en lui mettant une
mauvaise note assortie d’une appréciation négative. « J’ai encore en mémoire, écrit Véronique Bouzou, professeur de français en zone dite « sensible », le visage d’un élève qui s’était avancé
vers moi sa copie à la main, pour me demander sèchement : ” C’est quoi cette vieille note que vous m’avez mise ? ” ». Selon lui, la raison de sa mauvaise note ne faisait aucun doute : c’était de
ma faute et pas de la sienne. J’ai réussi à lui faire reconnaître sa mauvaise foi quand il a relu à haute voix sa copie, totalement illisible. Mais je crains de plus en plus la réaction
imprévisible des élèves qui prennent une mauvaise note pour un manque de respect et qui le font payer cher à leur prof. » La même conception du respect est à l’œuvre chez les jeunes qui se
sentent bafoués et méprisés quand le bruit court que l’institution veut toucher aux vacances scolaires. Le 1er octobre, Le Figaro publiait un entrefilet ainsi libellé :
« Une rumeur ” infondée et ubuesque “, selon le rectorat de Lille, sur la suppression d’un mois de vacances, a déclenché des manifestations de lycéens et des
violences urbaines dans plusieurs villes du Nord du pays, à Lens et Béthune, Douai et Dunkerque et près de Paris. Une dizaine de voitures ont été retournées et endommagées, des vitres brisées
autour du lycée professionnel Jean-Moulin, au Chesnay, dans les Yvelines. »
"Je disais en introduction que le changement n'est plus ce que nous faisons mais ce qui nous arrive et que ce qui nous arrive de plus inquiétant, c'est la crise
du vivre-ensemble. Et puis j'ai découvert peu à peu que nous sommes impliqués dans ce qui nous arrive. Nous ne le voulons pas. Nous le déplorons. Mais nous y mettons du nôtre. Je dirai donc pour
conclure que la démocratie a d'autant plus de mal à faire face à la crise du vivre-ensemble que cette crise n'est pas seulement une catastrophe qui lui tombe dessus, mais qu'elle est aussi et
simultanément le produit inexorable de son évolution".
[...]