Le compte personnel de l'ambassadeur
Quand le pli anonyme arrive au Quai d'Orsay au début de l'été 2012, cela fait cinq ans que Bruno Delaye occupe avec faste la résidence de France à Madrid, magnifique propriété de 18 000 mètres carrés, située dans le quartier le plus chic de la ville. Avec sa piscine et ses tapisseries des Gobelins, c'est l'un des lieux les plus prisés de la capitale espagnole. Un palais magique pour organiser des réceptions. Pour la grandeur de la France mais pas seulement. L'ambassadeur ne rechigne pas non plus à louer le lieu. Et c'est là toute l'affaire.La trentaine de photocopies indique qu'il a facturé des sommes rondelettes à des firmes pour la mise à disposition de sa résidence. Cette activité lucrative est encouragée par Paris pourboucler les fins de mois du Quai d'Orsay. Seulement voilà : selon toutes les facturas5 photocopiées, l'argent a été versé directement à la Caixa, la caisse d'épargne catalane, sur le compte personnel de l'ambassadeur – et non sur un compte de l'ambassade !À peine a-t-elle ouvert le mystérieux colis, que sa destinataire, Nathalie Loiseau, la directrice générale de l'administration, comprend que l'affaire est politiquement très sensible. Elle sait que Delaye est un marquis de la Mitterrandie, dont Laurent Fabius, alors patron du Quai, est l'un des princes. Elle marche sur des œufs. D'autant plus qu'elle a été nommée par le ministre précédent, Alain Juppé, dont elle est proche. Et si ce colis était un piège ? Elle réunit ses proches collaborateurs. Ont-ils eu vent, dans le passé, d'irrégularités à Madrid ? « Oui, des trucs curieux », répond l'un d'eux. Elle respire et décide de transmettre la patate chaude à l'inspection générale du Quai, les « bœuf-carottes » des diplomates. Une saisine officielle.Le patron des inspecteurs s'appelle Xavier Driencourt. Ancien ambassadeur en Algérie, c'est un haut fonctionnaire gaulliste apparenté aux Debré. Un fidèle d'Alain Juppé, aussi. Que va-t-il faire de ce bâton de dynamite ? Comme tout le monde au Quai, il est intimidé par le passé et le réseau de Delaye. Et, pour l'instant, Fabius refuse de désavouer le camarade Bruno. Bien que Nathalie Loiseau l'ait informé des soupçons qui pèsent sur lui, le nouveau ministre a décidé de le nommer ambassadeur à Brasília. Après Athènes et Madrid, une troisième ambassade d'affilée, du jamais-vu. Décidément, l'ami Bruno est un cas à part. Le chef des « bœuf-carottes »6 décide de patienter avant de lancer une enquête.L'occasion d'agir se présente quelques mois plus tard, en décembre 2012. Delaye prend ses quartiers au pays de la samba. La voie est libre. En février 2013, une équipe d'inspecteurs déboule à l'ambassade de France à Madrid. Ils épluchent tous les comptes. Leurs soupçons s'alourdissent. Le 23 février 2013, Xavier Driencourt envoie à Laurent Fabius une note de synthèse confidentielle7. Il écrit que Bruno Delaye a, de juin 2008 à juin 2011, reçu sur son compte au moins 91 000 euros de grandes entreprises dans le cadre de la location de sa résidence. Or, ajoute-t-il dans ce texte, aucune facture ne justifie l'utilisation de ces sommes pour payer les frais de pince-fesses, tels que nourriture, boisson, décoration...
Le chef des inspecteurs s'étonne aussi que les sommes reçues par l'ambassadeur soient toujours des chiffres ronds : 6 000 euros de Marie Claire, 4 000 de L'Oréal, 3 000 de Kenzo, 5 000 de Citroën ou de Groupama. Par quel incroyable hasard le bilan comptable de ces soirées tombe-t-il toujours aussi juste ? Last but not least, contrairement aux règles en vigueur, l'ambassadeur n'a jamais informé le Quai d'Orsay de ces locations. « Ces éléments,conclut Xavier Driencourt dans sa missive à Laurent Fabius, ne constituent qu'un faisceau d'indices, de présomption, de détournement de fonds8. » Autrement dit, les inspecteurs soupçonnent Bruno Delaye de s'être discrètement mis dans la poche un droit d'entrée pour la location de la résidence de France, les entreprises achetant elles-mêmes tout ce dont elles avaient besoin pour leurs réceptions.
Les deux lettres de l'intendant Quand il est informé des résultats de l'enquête, Bruno Delaye tente d'abord d'éteindre l'incendie, seul. Le 8 mars 2013, il fonce à Madrid et convoque Michel P.9, son ancien intendant à l'ambassade. Les deux hommes se retrouvent dans un restaurant. À la suite de quoi, Bruno Delaye remet aux inspecteurs une lettre tapée à la machine et signée par l'ex-intendant – une missive qui le disculpe... Michel P., qui d'ordinaire parle et écrit mal la langue de Molière, y affirme, dans un français châtié, que Delaye lui a confié les sommes données par les entreprises et qu'il s'en est servi pour acheter la nourriture et financer les décorations nécessaires aux soirées. Mais il ajoute que, comble de maladresse, lui, il n'a pas conservé toutes les factures des commerçants et autres fournisseurs !
Pas convaincus, les « bœuf-carottes » retournent à Madrid et interrogent l'intendant qui, d'une main tremblante, rédige une note, datée du 23 avril 201310, dans laquelle il reconnaît avoir menti : « Je n'ai jamais payé de factures pour des événements organisés à la résidence par des entreprises françaises ou locales. » Et il ajoute qu'en réalité tous les frais étaient engagés par les firmes elles-mêmes ; que Bruno Delaye ne lui a jamais remis les sommes en question. Autrement dit, l'ambassadeur aurait bien gardé les 91 000 euros pour lui.
L'ancien golden boy, qui risque de fortes sanctions si le détournement de fonds est démontré, est immédiatement convoqué au Quai d'Orsay à Paris. Il est interrogé à plusieurs reprises par des hommes qu'il connaît bien, trois ex-ambassadeurs : l'inspecteur général Driencourt, Pierre Sellal, secrétaire général du Quai, et Yves Saint-Geours, directeur général du ministère. Les quatre hommes se tutoient mais l'interrogatoire est pénible. Delaye s'explique laborieusement, s'embrouille. Il argue que tout n'est qu'un problème comptable, mais ne convainc pas. On le laisse retrouver sa nouvelle ambassade, à Brasília.
En juillet 2013, il annonce qu'il doit quitter le Brésil. Pour « des raisons personnelles, à cause de sa vieille mère malade », assure-t-il à la presse. En réalité, il est rappelé par Laurent Fabius. L'affaire fuite dans Le Canard enchaîné11 qui écrit : « Les inspecteurs soupçonnent [Bruno Delaye] d'avoir quelque peu confondu la caisse de l'ambassade de Madrid et la sienne. » L'animal est atteint. Mais il n'est pas mort.
« Il est flamboyant, je suis gris »
Au cours de l'été, Delaye mobilise le Tout-Paris, récolte des soutiens dans tous les milieux. « Jack Lang, André Rossinot, Jean-Pierre Chevènement ou le très influent patron de la Compagnie des signaux [devenue Communication et Systèmes], Yazid Sabeg, interviennent au plus haut niveau en sa faveur12 », raconte un ancien haut responsable. Des artistes, des intellectuels, des politiques, des frères maçons font le siège du cabinet de Fabius, afin qu'il amende le rapport des inspecteurs. Au Quai aussi, certains collègues de gauche intriguent pour qu'il n'écope pas d'une sanction que les « bœuf-carottes » voudraient exemplaire.
Son plus grand soutien est... le directeur général de l'administration en personne, Yves Saint-Geours. Delaye a été son patron pendant trois ans à la direction de la coopération. Et il est issu de la même promotion de l'ENA que son grand frère Frédéric, l'un des dirigeants de Peugeot. Homme strict, Saint-Geours voue un véritable culte à l'extravagant Delaye. « Il est flamboyant, je suis gris13 », confesse ce protestant, sosie d'Alain Minc. Il ajoute : « Cette affaire a été une blessure pour moi. »
Le directeur général du Quai d'Orsay, qui conserve toujours le dossier « Delaye » dans son coffre, assure que, au cours de l'été 2013, Bruno Delaye est finalement parvenu à retrouver les factures de nourriture ou de décoration « qui avaient disparu ». Par quel miracle ? « Il a fait le tour des commerçants de Madrid qui lui ont donné des photocopies14 », affirme-t-il. « Oui, j'ai retrouvé les pièces et, en juillet 2013, je les lui ai remises15 », confirme l'intéressé. Sans préciser comment il a réussi un tel exploit pour les pièces remontant à 2008, c'est-à-dire cinq ans auparavant. Et la seconde lettre de l'intendant qui l'accuse ? Selon Bruno Delaye, « les inspecteurs l'ont forcé à écrire ce tissu de mensonges ». Son ami Saint-Geours ne dit pas cela, il assure seulement qu'à son avis l'ambassadeur « n'a pas détourné d'argent ». Et il précise : « Je le lui ai écrit. » Il admet toutefois que Delaye « n'a pas pu reconstituer les justificatifs de toutes les dépenses ». Et que « peut-être », lui, Yves Saint-Geours, « a été l'idiot utile de cette affaire ».
L'idiot de qui ? La découverte de ces vieilles factures arrange bien l'Élysée, où Bruno Delaye compte là aussi beaucoup d'amis. Le propre conseiller diplomatique du président de la République, Paul Jean-Ortiz, a été son adjoint à Madrid pendant trois ans. Le chef de l'État, lui-même, lui doit un service : début 2012, en pleine campagne électorale, François Hollande se rend à Madrid pour rencontrer le Premier ministre espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero. L'ambassadeur l'accompagne.
Colère de Sarkozy quand il découvre les images de l'entrevue... et la crinière de Delaye au journal télévisé. Jusque-là le président-candidat aimait bien ce diplomate fantasque qui avait réussi à le charmer en exposant dans sa résidence des toiles de son père Pal. « J'étais l'ambassadeur chouchou de Sarko16 », assure l'intéressé. Mais il a ouvertement pactisé avec l'ennemi. Le président décide d'annuler la nomination que Delaye attendait : à Rome et sa prestigieuse ambassade, le sublime palais Farnese. Quand Hollande apprend la nouvelle, il fait venir l'ami Bruno dans son bureau à l'Assemblée nationale. « Je suis désolé, s'excuse celui qui sera bientôt élu chef de l'État, je saurai te renvoyer l'ascenseur17. »
Ceci explique-t-il cela ? François Hollande a-t-il protégé l'ami Bruno ? Une chose est sûre : le cas Delaye a été traité avec une grande mansuétude. De l'avis de plusieurs diplomates importants, il aurait au moins dû être interrogé par une commission paritaire disciplinaire. Une telle instance – qui se réunit par grade – a le pouvoir d'infliger des sanctions allant de la mise à pied à la radiation en passant par la mise en retraite anticipée. « Plusieurs agents d'ambassade ont été radiés pour avoir détourné quelques milliers d'euros18 », pointe un diplomate important. Mais, pour Delaye, la commission des ministres plénipotentiaires hors classe n'a même pas été réunie ! Il faut dire qu'en dehors du ministre, une seule personne a pouvoir de la convoquer : le directeur général de l'administration, un certain Yves Saint-Geours. « J'assume », clame ce dernier. Notons que dans ladite commission siège, au nom de la CFDT, un proche de François Hollande : Jean-Maurice Ripert, ambassadeur en Russie et ancien de la promotion Voltaire à l'ENA.
D'autres diplomates s'étonnent que les agissements de Bruno Delaye n'aient pas fait l'objet de l'article 40 du Code de procédure pénale, qui contraint tout fonctionnaire qui « acquiert la connaissance » d'un possible délit à en informer sans délai le procureur de la République. « Cela aurait permis, après enquête approfondie de la police, d'en avoir le cœur net et notamment d'interroger les entreprises qui ont versé de l'argent à Delaye, ce que les inspecteurs du ministère n'ont pas le pouvoir de faire », affirment plusieurs hauts responsables du Quai. Mais là encore l'usage veut que ce soit le directeur général de l'administration qui fasse une telle déclaration. Dans d'autres cas, il n'a pas hésité. Pour Delaye, il ne l'a pas jugé nécessaire. « J'assume », redit Yves Saint-Geours, qui jure n'avoir reçu aucune pression politique, ni de Laurent Fabius ni de l'Élysée. On n'est pas obligé de le croire ; d'autant moins que Bruno Delaye se serait personnellement entretenu de son affaire avec François Hollande et le chef de la diplomatie.
L'ex-golden boy s'en tire avec une simple égratignure.
Officiellement, l'administration lui reproche uniquement de ne pas avoir respecté une circulaire de 2007 qui oblige les ambassadeurs et les consuls à signer une convention avec les entreprises lors de la location de leurs résidences. Rien de plus. « Le ministre a décidé de vous infliger un blâme », lui écrit le secrétaire général du Quai d'Orsay, le 4 octobre 2013. Un blâme, comme à l'école ! « C'est plus qu'un avertissement », se défend Yves Saint-Geours, le plus sérieusement du monde. Et encore la sanction – qui sera effacée du dossier trois ans plus tard, c'est-à-dire le 4 octobre 2016 – n'est pas rendue publique. Si bien que Delaye peut agiter ses réseaux dans la presse et prétendre qu'il a été « blanchi19 ». Certes, on l'informe qu'il ne sera pas nommé dans une autre ambassade. Pas pour l'instant du moins. Il doit rester à Paris à lézarder pendant quelques semaines, et donc se contenter de toucher son traitement de base de ministre plénipotentiaire – 5 500 euros environ par mois –, ce qui n'est finalement pas si mal. Surtout que la Mitterrandie vient très vite à son secours.
Dîner d'État à l'Élysée
Deux mois après le blâme, en décembre 2013, Jacques Attali, le patron de PlaNet Finance, le recrute comme conseiller spécial20. Bruno Delaye reste toutefois diplomate. Puis, un an plus tard, il est nommé patron d'Entreprise et Diplomatie, une officine d'intelligence économique, dont l'État détient une minorité de blocage et qui possède un représentant du Quai d'Orsay au sein de son conseil d'administration. Il retrouve là un vieux collègue de la Mitterrandie : Jean-Claude Cousseran, ancien patron de la DGSE, qu'il a connu au cabinet de Claude Cheysson en 1982.
Sa mise à l'écart de la diplomatie française ne dure pas. Début juin 2015, il est convié à l'Élysée pour le dîner d'État en l'honneur du roi d'Espagne, Felipe VI. En septembre, il participe à la semaine des ambassadeurs qui réunit tous les plus hauts diplomates français. Et, fin octobre 2015, il est du voyage de François Hollande en Grèce21.
Notons enfin que le directeur général de l'administration, Yves Saint-Geours, celui qui vénère tant Bruno Delaye, sera nommé ambassadeur à Madrid. Depuis septembre 2015, il loge, donc, à son tour, dans la magnifique résidence, au cœur du quartier chic de la capitale, avec piscine et tapisseries des Gobelins. On ignore s'il la loue.
1. Archives personnelles de l'auteur.
2. Entretiens avec l'auteur, les 4 avril, 7 mai et 29 septembre 2015.
3. Entretien avec l'auteur, le 3 avril 2015.
4. Amours, ruptures et trahisons, Fayard, 2008.
5. Par exemple, la facture no A-28050359 de 4 000 euros en date du 19 février 2009, adressée à L'Oreal Espagne (département
activité cosmétique).
6. M. Driencourt refuse de parler en détail de l'affaire. Entretien avec l'auteur, le 3 février 2015.
7. Source confidentielle de l'auteur.
8. Note au ministre du 23 février 2013.
9. L'auteur préfère taire le nom de ce fonctionnaire modeste qui n'a joué qu'un rôle secondaire dans l'affaire.
10. Archives personnelles de l'auteur.
11. Le Canard enchaîné, 24 juillet 2013.
12. Entretien avec l'auteur, le 8 juin 2015.
13. Entretien avec l'auteur, le 11 mars 2015.
14. Ibid.
15. Entretien avec l'auteur, le 3 avril 2015.
16. Entretien avec l'auteur, le 3 avril 2015.
17. Citation de François Hollande rapportée à l'auteur par Bruno Delaye, le 3 avril 2015.
18. Entretien avec l'auteur, le 7 juillet 2015.
19. Le Nouvel Observateur, 24 octobre 2013. L'information sur le blâme « fuitera » cinq jours plus tard dans une lettre confidentielle (Le Bulletin quotidien, le 29 octobre 2013).
20. Les Échos, 18 décembre 2013.
21. Dossier de presse du déplacement de François Hollande en Grèce, les 22 et 23 octobre 2015.